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Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 149.djvu/748

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Mais êtes-vous bien sûr que l’individu soit l’unique ou le principal agent de tout progrès ? Etes-vous certain que l’évolution des sociétés n’ait d’autre ressort que l’initiative ou le génie individuel ? Les foules ne sont-elles jamais traversées par de grands courans qui les soulèvent tout entières ? N’y a-t-il pas une action réciproque de la multitude sur les penseurs et des penseurs sur les multitudes ? Les grands hommes eux-mêmes n’ont-ils pas été regardés comme le produit de leur temps et de leur race ? et le génie ne plonge-t-il point, par ses racines, au cœur même des peuples ? Les nations n’ont-elles pas leurs aspirations et leur génie national auxquels le poète, l’artiste, l’orateur viennent, seulement, prêter une voix, si bien que les plus grands n’ont peut-être fait qu’exprimer les sentimens obscurs des masses ? Ne se forme-t-il pas, chez les foules, comme une âme collective qui les anime, à certaines heures, d’un même enthousiasme et d’une même passion ? Or, tel est bien le spectacle que nous présente le monde contemporain. Les masses prolétariennes sont pleines d’une immense espérance qui tend, tout entière, à la mise en commun, c’est-à-dire au collectivisme. Admettons, pour un instant, que ce grand rêve ne puisse être réalisé soudainement et intégralement. Admettons même, pour vous faire la partie belle, qu’une société entièrement rationnelle et strictement égalitaire ne soit qu’un idéal, d’une réalisation impossible ou lointaine, comment ne pas reconnaître que l’évolution des sociétés contemporaines se fait dans le sens de cette prétendue utopie ? Vous êtes donc aveugle ; vous ne voyez pas que le monde est en marche ; vous ne distinguez pas les grands courans qui emportent l’humanité ? Mais, de grâce, ouvrez donc les yeux. Vous ne sentez pas les forces nouvelles, trop longtemps latentes, qui soulèvent autour de nous les masses profondes ? C’est elles qui changeront la face de l’univers. Le peuple, la masse, la collectivité, jadis sans vie comme sans voix propre, prend, partout, conscience de sa puissance et de sa volonté. Il fait beau, à la veille du XXe siècle, nous vanter le progrès par l’action individuelle ! Ce qui a pu être vrai des Ages passés ne l’est, déjà, plus du nôtre. Si le XIXe siècle a encore été le siècle des individus, — des grands hommes et plus souvent des petits, — le XXe siècle sera le siècle des masses. A l’action individuelle tend, partout, à se substituer l’action collective. Et cela, alors que les forces nouvelles, les forces populaires s’ignorent encore elles-mêmes, ou qu’elles sont à peine en voie d’organisation. Que sera-ce, dans un quart ou