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Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 149.djvu/754

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LE COLLECTIVISTE. — Nous en revenons toujours à notre point de départ, l’individu et la collectivité. C’est bien là, en effet, le nœud de la question ; tout le reste est secondaire. S’il y a un problème social, il se résume à concilier les intérêts ou les droits de l’individu avec les droits et les intérêts de la société.

L’ANARCHISTE. — Belle découverte vraiment ! La difficulté n’est pas de poser le problème, mais de le résoudre. Laissons là les intérêts qui ne peuvent primer le droit. Comment concilier, sans les sacrifier l’un à l’autre, ces deux droits opposés ? Vous résolvez le problème en le supprimant, en immolant le droit de l’individu, autrement dit le droit primordial et imprescriptible de la personnalité vivante. C’est aller contre le courant de l’histoire ; aussi vous n’y réussirez pas. Vous vous êtes donné une tâche impossible ; vous êtes acculé à une contradiction. Pour recruter vos soldats et stimuler l’ardeur de vos troupes, il vous faut leur montrer, dans le collectivisme, l’affranchissement de toutes les servitudes, la délivrance de tous les liens. Vous êtes contraints de vous adresser aux penchans d’indépendance et à l’appétit de liberté qu’il vous faudra, ensuite, comprimer. Vous exaltez l’orgueil populaire, vous grisez les foules d’une liqueur plus excitante que l’alcool, vous irritez leurs ambitions, vous leur rendez tout joug odieux et toute tutelle insupportable, vous déchaînez en elles les instincts d’insubordination et de révolte, vous imaginant qu’il vous sera facile de les brider, à votre gré. Erreur ! erreur qui vous sera fatale, tout comme à vos ancêtres bourgeois de la Révolution. C’est comme si vous lâchiez des étalons en liberté, et comme si, après les avoir rendus impatiens de tout frein et de toute entrave, après les avoir laissés piaffer au soleil, vous veniez, tout à coup, leur passer un mors et les mettre sous le harnais. Toute votre propagande repose sur une équivoque. Vous appelez, avec de belliqueuses fanfares, les masses à la conquête de l’indépendance, et une fois la bataille gagnée, vous comptez, pour prix de la victoire, désarmer vos troupes triomphantes et les astreindre, en paix, à la rigoureuse consigne collectiviste. On voit bien que vous n’êtes pas psychologue. A l’heure même où vous allez les envelopper dans un filet aux mailles étroites, vous persuadez, à vos adeptes, que vous leur apportez le libre épanouissement de leur personnalité. Et vous ne sentez pas la contradiction ! C’est avec l’appât de l’indépendance, autant que de l’égalité, que vous entraînez les peuples vers votre