Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 149.djvu/841

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’une des causes de l’internement de la princesse. Une telle assertion ne saurait être sérieusement discutée. Il est exact que Jeanne n’avait jamais été une pratiquante fort zélée : un des correspondans d’Isabelle disait même, dans une lettre datée de Bruxelles en 1499, qu’elle avait peu de piété ; il voulait dire de dévotion, car nul document d’alors n’indique qu’elle ait à cette époque manqué à aucun devoir religieux, ce qui eût donné trop de scandale pour être passé sous silence ; nulle part la moindre allusion n’est faite à un acte, ni à une parole en ce sens. Quant à l’hérésie, il n’en peut même être question par la bonne raison que les premières prédications de Luther n’ont eu lieu qu’en 1516 ; or, Jeanne vivait alors depuis longtemps renfermée à Tordesillas, hors d’état d’examiner quoi que ce fût, et n’a même jamais pu avoir la moindre connaissance des nouvelles théories. On verra d’ailleurs plus loin, et par ses déclarations mêmes, qu’elle s’est écartée de la pratique pour des motifs secondaires et puérils qui n’avaient rien à voir avec un système quelconque et qu’elle est toujours restée en son cœur fidèle à la foi catholique[1].

Les premières années du séjour de Jeanne à Tordesillas s’écoulèrent monotones et moroses. Etrangère à tous les intérêts de ce monde, plongée dans une mélancolie dont nul ne cherchait à la distraire, tourmentée par ses crises accoutumées, toujours misérablement vêtue, elle poursuivait au fond de ce château lugubre son existence inutile et désolée. Le peuple paraissait l’oublier : beaucoup de gens la croyaient morte. Le Roi Catholique s’émut cependant des rapports qui lui étaient adressés de Tordesillas et qui lui signalaient la persistance de cette langueur et de ces désordres. Il espéra y remédier et vint au château en 1510, accompagné de plusieurs Grands et des ambassadeurs étrangers. Peut-être espérait-il faire diversion aux sombres préoccupations de sa fille, peut-être aussi voulait-il s’éclairer sur les mesures à prendre pour améliorer l’état des choses. Il la vit seule d’abord, puis lui présenta les seigneurs de sa suite, après avoir obtenu d’elle qu’elle parût dans un costume convenable à son rang. Il prit ensuite quelques sages décisions : il lui donna trois nouvelles dames d’honneur spécialement chargées de veiller à la régularité de sa vie extérieure et de prendre soin de sa personne ; il

  1. Nous renvoyons le lecteur à la brochure de M. de la Fuente citée en tête de cet article. M. Villa traite également avec un légitime dédain une opinion démentie par les dates et par les faits.