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Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 149.djvu/855

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transformait la résistance de don Carlos et du cardinal-régent en rébellion ouverte contre la royauté légitime, et les chefs du mouvement se donnaient ainsi l’apparence d’être les champions du droit monarchique violé en même temps que des libertés populaires. Tel était le plan de la junte ; mais il reposait sur une illusion : Jeanne était hors d’état de comprendre et de saisir l’occasion offerte, et, par suite, d’être vraiment utile à l’entreprise. Si l’on put concevoir quelque espérance au premier abord, les promoteurs de l’entreprise furent bientôt obligés de reconnaître qu’ils ne présentaient à l’Espagne qu’un fantôme.

Cette situation ne se révéla qu’à l’épreuve. La junte, agissant avec énergie et promptitude, déclara solennellement se mettre au service de Jeanne et envoya quelques-uns de ses membres à Tordesillas. Le marquis de Dénia, pris de court, n’osa point leur interdire l’accès du château. Eut-il peur de la junte ? ne comprit-il pas l’importance de la démarche ? On s’explique mal cette défaillance. Quoi qu’il en soit, la reine reçut la délégation avec bonne grâce, parut n’avoir pas su jusqu’alors la mort de son père, se montra touchée des protestations de fidélité qui lui étaient prodiguées par ces amis imprévus, se plaignit de son entourage, de l’ignorance où elle était laissée de toutes choses, encouragea les députés à la revoir. Ceux-ci durent croire qu’ils avaient trouvé le levier nécessaire ; leur popularité croissait de jour en jour : plusieurs seigneurs penchaient pour eux ; d’autres n’attendaient qu’un succès pour se rallier. Ces sympathies étaient factices aussi bien que les confuses allocutions de la reine : mais les gens passionnés n’y regardent pas de si près. L’armée des communes grossissait et voulait aller de l’avant. Les chefs de l’insurrection résolurent donc un acte audacieux pour brusquer la fortune. Les capitaines-généraux de Tolède, de Ségovie et de Madrid, Juan de Padilla, Juan Bravo et Juan Zapata, reçurent l’ordre d’occuper militairement Tordesillas.

On devait penser que la garnison et le marquis de Dénia opposeraient une certaine résistance : il n’en fut rien, et il est vraiment extraordinaire qu’un fait insurrectionnel d’une telle gravité se soit accompli aussi aisément. Les récits du temps n’indiquent aucun effort matériel, aucune protestation de la part des autorités de la ville, non plus que de la part du chef de la maison royale. Il n’y est même pas question du marquis de Dénia. Les portes de la place s’ouvrirent devant les capitaines-généraux, qui