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Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 150.djvu/222

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Chambre des lords : le marquis de Salisbury prétendit qu’un honorable gentleman, M. Reeve, pour lequel il professait le plus grand respect, était de fait et contrairement aux us et coutumes la cheville ouvrière du Conseil, que c’était lui qui choisissait les juges appelés à prononcer sur tel cas particulier. Les articles qu’il publiait dans le Times étaient fort remarqués, et les ministres comptaient avec sa plume. Enfin, dirigée par lui, la Revue d’Edimbourg grandit en autorité et en crédit. « La carrière de M. Henry Reeve, a dit un des rédacteurs de cette Revue, est une preuve frappante qu’en Angleterre l’influence ne se mesure pas toujours à la notoriété. Son nom n’était guère connu du grand public ; beaucoup de gens savaient qu’il avait traduit Tocqueville, édité les Mémoires de Gréville, publié un livre sur la France monarchique et républicaine, et qu’il occupait depuis longtemps l’emploi respectable, mais peu marquant, de greffier du Conseil privé. Les initiés seuls savaient qu’il était une force vivante, une puissance littéraire, que peu de ses contemporains avaient tenu une si grande place dans quelques-uns des cercles les plus sélects de la société anglaise, et que pendant bien des années il avait exercé une influence politique, qui est rarement le partage d’un Anglais qu’on n’a jamais vu siéger ni dans un Parlement ni dans un Cabinet. »

Ce qu’il y a de plus remarquable dans cette affaire, c’est qu’à l’âge des ambitions folles et des espérances démesurées, il n’avait jamais rêvé de devenir ni député ni ministre. Son lot lui suffisait, il n’aspirait point aux grandeurs, il n’enviait pas les parvenus ; il était né content. Il écrivait à sa mère, en 1841, qu’un jour, à Toulouse, ayant entrepris de grimper au sommet d’un clocher, il avait acquis, chemin faisant, la certitude qu’arrivé au terme de sa pénible ascension, il n’apercevrait que quelques rues en lacet, des toits, et au loin un vague horizon : « J’ai abandonné la partie et mes compagnons, je suis allé les attendre assis dans l’herbe du cimetière. Telle est ma conception présente de la vie. La vue que j’ai d’où je suis n’est pas si différente de celle que commande la flèche d’une cathédrale, que cela puisse égarer mon jugement et m’exciter à des efforts téméraires. » Il avait raison : s’il était né content, il était né curieux, et, sans risquer de se casser le cou, restant à mi-hauteur, il a vu dans le cours de sa longue vie autant de choses, autant d’hommes qu’on en peut voir du haut d’un belvédère, et il les a vus de plus près.

Un jeune écrivain qui, le cœur palpitant d’émotion, se présentait pour la première fois chez le directeur de la Revue d’Edimbourg pour lui offrir un manuscrit, se trouvait en présence d’un homme de haute