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Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 150.djvu/229

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sont très ombrageux, très défians et très exigeans ; pour qu’ils consentent à nous aimer ou à nous supporter, il faut que nous soyons infiniment modestes dans nos prétentions, que nous n’ayons aucune idée de nous agrandir, que nous renoncions à rien entreprendre, car ils n’autorisent, ils n’approuvent, ils ne considèrent comme justes et légitimes que leurs propres entreprises. Leur droit est sacré, le nôtre est toujours contestable ; tout ce qui leur est permis nous est sévèrement interdit. Caressons-nous quelque dessein qui nous promet profit et gloire, nous ne sommes plus que des trouble-fête qu’il faut tenir en respect ; surgit-il entre eux et nous quelque conflit d’opinions ou d’intérêts, nous sommes des fous qu’il faut mettre à la raison. Ils revendiquent toutes les libertés, ils nous imposent tous les devoirs : c’est la méthode britannique. La veille, ils étaient courtois, presque gracieux, et tout à coup ils dénoncent notre perversité à l’univers ; ils énumèrent nos crimes, récapitulent tous nos vieux péchés ; aux menaces se mêlent les injures ; on déverse sur nous un flot de bile noire, et il n’en est pas de plus noire ni de plus amère que celle d’un Anglais qui a essuyé quelque contrariété. En vain un petit nombre de sages, qui conservent dans les tempêtes la sérénité de leur jugement, cherchent-t-ils à s’interposer, à expliquer notre conduite, à plaider les circonstances atténuantes, ils ne sont point écoutés. Plions-nous les épaules, rentrons-nous dans notre coquille, la tempête se calme comme par enchantement ; on daignera nous déclarer qu’on nous fait grâce, qu’après tout nous avons du bon, qu’on sera charmé de s’entendre avec nous, pourvu que nous nous engagions, la main sur l’Évangile, à ne jamais rien demander, à ne jamais rien désirer. « Fais-toi petit, » disait Confucius ; mais il se le disait à lui-même ; les Anglais le disent aux autres. Nous ne leur plaisons qu’à la condition d’être divisés et faibles ; si nous devenions tout à fait infirmes, ils seraient aux petits soins, ils seraient délicieux.

Un jour du mois de février 1850, Reeve ayant rencontré au Green-Park sir Henry Bulwer, ils devisèrent sur l’alliance anglo-française, laquelle, selon Bulwer, n’était pour nous qu’un marchepied dont nous nous flattions de nous servir pour monter plus haut. — « Les Français, quand ils contractent une alliance avec nous, répliqua Reeve, sont à notre égard dans la situation d’un homme qui a épousé sous le régime dotal une femme très riche ; on a pris tant de précautions qu’il ne peut disposer d’un penny de la dot. » Il trouvait cet arrangement fort naturel et très convenable. Il faisait des vœux pour notre félicité ; mais il entendait que la France se contentât d’un bonheur tout négatif, qu’il