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Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 150.djvu/366

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le sentiment[1]. Les moines de Solesmes nous conduiront plus loin, plus haut encore, jusqu’à la source. Elle jaillit au pied même de la Croix. Une telle antiquité s’impose comme une des forces, un des prestiges de l’art grégorien. C’est beaucoup, pour qui célèbre les choses éternelles, de les célébrer sur le mode le plus ancien, le plus proche du temps où ces choses furent révélées. En écoutant les vêpres des moniales, je songeais que les premiers fidèles, dans les catacombes, avaient sans doute psalmodié ainsi. Sous le maître-autel, je voyais sainte Cécile, couchée dans l’attitude exquise de son jeune martyre, et la vierge mélodieuse semblait dormir au murmure fidèle des mélodies qu’elle avait elle-même chantées.

La voix des moines me parut l’écho de plus rudes voix. C’est peut-être un de leurs chants qui, sur le seuil de la basilique lombarde, arrêta devant saint Ambroise irrité Théodose encore sanglant. Plus tard, les cathédrales du moyen âge retentirent de tels cantiques ; quand les peuples priaient encore, c’est ainsi qu’ils priaient. « Au milieu de la vie nous sommes dans la mort. Où chercherons-nous du secours, si ce n’est en toi, Seigneur, que nos péchés ont irrité justement ! O Dieu ! O saint ! Saint et fort ! Saint et miséricordieux Sauveur, ne nous livre pas à la mort amère. » Encore plus que les paroles il faudrait pouvoir citer la musique, cette complainte rude, rauque et par momens terrible. Ce répons du Media Vita était célèbre au moyen âge. On le croyait doué de vertus extraordinaires. On l’entonnait aux jours de péril et d’angoisse, pour écarter la mort, quelquefois même, paraît-il, pour l’appeler sur une tête maudite. Imprécation ou supplication, c’est un chant tragique et sublime. « Sancte Deus !… Sancte fortis !… Sancte misericors ! » Sur chaque Sancte ! les voix se laissent tomber lourdement, puis remontent, comme si toute l’humanité chargeait cette note unique de tout le poids de son épouvante et de sa misère, pour la relever aussitôt de toute la force de sa foi et de son espérance.

Contemporain du christianisme, il est possible aussi que le plain-chant en soit un peu le compatriote. Quelque chose de l’Orient a peut-être passé dans les mélodies gréco-latines. La provenance ou du moins l’influence hébraïque n’est pas invraisemblable ici.

  1. M. Charles Bordes, maître de chapelle de Saint-Gervais, fondateur et directeur de la Schola cantorum.