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Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 150.djvu/373

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suite naturelle de leur barbarie primitive. En effet ces hommes d’en deçà des Alpes ne peuvent assouplir à la douceur de la mélodie les sons formidables qu’ils tirent de leur poitrine comme les éclats du tonnerre ; car tandis que leur dur gosier s’efforce de produire une douce cantilène par des inflexions et des répercussions redoublées, il imite plutôt le bruit sourd et criard des chariots qui rouleraient sur des marches de pierre, et il exaspère ainsi les oreilles des auditeurs au lieu de les frapper agréablement. »

Que de chantres, voire même de prêtres, sont demeurés des Gaulois ou des Germains du temps de Jean Diacre ! Si le plain-chant trouve encore tant de résistance, la faute en est pour beaucoup aux interprètes qui le calomnient : aux « chantres hurlans » dont parlait déjà Boileau ; aux officians eux-mêmes, qui ne savent qu’ânonner ou rugir, qui vocifèrent à moins qu’ils ne marmottent, et dont la psalmodie informe et vraiment barbare ressemble en effet tantôt au fracas du tonnerre, tantôt au « bruit des chars pesans qui reviennent le soir. »

Avant d’avoir écouté le plain-chant à Solesmes, je ne croyais pas à sa douceur. J’y crois maintenant peut-être encore plus qu’à sa puissance. J’ai entendu, j’allais dire j’ai vu s’élever lentement et comme fleurir sous un ciel calme les plus ravissantes cantilènes. Un jour, — c’était à l’heure lumineuse et chaude de midi, — pour moi seul, dans la chapelle vide, un admirable chœur de moines chanta : « Rosa vernans… Rose printanière de charité, lys virginal, ô Marie ! » Fortes et cependant suaves, les voix s’épanchaient largement, comme de beaux violoncelles tendres. La mélodie nouait et dénouait ses guirlandes sonores. Elle ne montait jamais trop haut ; jamais elle ne descendait trop bas. Elle ne se hâtait point ; elle ne s’attardait pas non plus, et surtout elle cheminait par notes à peu près égales, d’où lui venait peut-être sa plus exquise douceur.

Il existe à cet égard entre la musique grégorienne et l’autre une différence considérable. « Dans l’art moderne, le temps premier, c’est-à-dire celui qui, une fois adopté dans un morceau, devient la forme de tous les autres, est divisible à l’excès… Prenez une mesure à deux temps : deux noires la composent ; la noire, qui est le temps premier, peut se diviser en croches, celles-ci en doubles croches, en triples, en quadruples croches, et ainsi de suite jusqu’à l’émiettement. On comprend ce que cette faculté