Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 150.djvu/377

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’ombre et la lumière s’y répondent. A gauche, ce sont les dépendances actuelles de l’abbaye : la bibliothèque, le réfectoire, d’où s’échappe dans le silence des repas la voix monotone du lecteur ; c’est une allée de vieux tilleuls, impénétrable au soleil. Çà et là, d’humbles logettes de moines, quelques-unes en forme de petites chapelles, paraissent entre les massifs ; une statue de la Vierge est debout à même la terre, parmi les giroflées et les liserons. A droite, au contraire, c’est la campagne ouverte et le grand ciel clair, c’est le vallon, c’est la rivière qu’on voit venir de loin, franchir l’arche d’un haut viaduc et descendre lentement vers la colossale abbaye, comme pour frôler de sa douceur qui s’écoule cette force qui demeure.

A Bayreuth autrefois, j’ai senti les harmonies de la nature et de l’art. A Solesmes, elles sont encore plus profondes et plus pures. A Bayreuth, trop d’humanité se mêle au divin, trop de charlatanisme et de superstition à la piété. La foule encombre le paysage et le gâte. Elle en profane le silence, elle en viole le mystère. De ridicules équipages gravissent la colline, le soir ; le restaurant est voisin du temple et l’odeur de la cuisine est parfois plus forte que le parfum des bois. Et puis le temple même n’est qu’un théâtre ; théâtre modèle, théâtre sacré, Bühnenweihfestspielhaus, mais, de si beaux noms qu’on le nomme, un théâtre enfin, c’est-à-dire un asile de rêves, de sublimes ou délicieux mensonges, de mensonges pourtant ou de fictions vaines. Solesmes est le royaume ou le sanctuaire de la vérité. Là, rien n’est mensonger ou fictif, ni dans la nature ni dans l’art. Montaigne a dit des monastères : « Ceux mêmes qui y entrent avec mépris sentent quelque frisson dans le cœur et quelque horreur qui les met en défiance de leur opinion. » Que sera-ce donc, si vous y entrez avec respect et avec amour ! On exige de plus en plus dans le drame lyrique la vérité et la vie. Est-il rien de plus vivant, de plus vrai, qu’une profession religieuse ? Si j’en avais douté, je n’aurais eu qu’à regarder à côté de moi : le père d’une des jeunes professes était à genoux, et les pleurs qui tombaient de ses yeux rendaient assez témoignage. Alors, des tableaux de théâtre : couvens d’opéra-comique ou cloîtres d’opéra, me revinrent à la mémoire, et j’en sentis la misère et la fausseté. Dans cette chapelle, au contraire, quel réalisme, ou plutôt quelle réalité ! Je songeais que ces deux vierges consacrées ne quitteraient plus leur voile, et que le rideau qui tout à l’heure allait s’abaisser sur elles, ne se relèverait pas.