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Inséparable du vrai, le beau, tel qu’il se révèle à Solesmes, n’est pas lié moins étroitement au bien. Que des artistes soient des saints, cela ne se rencontre guère que chez les religieux. Par respect pour l’humilité des Bénédictins, nous ne voulons parler que de la sainteté de leur art. Celle-ci du moins s’impose et force la louange. Songez que cet art n’a qu’un seul objet : la prière, c’est-à-dire les rapports de l’âme avec Dieu. Et ces rapports ne sont que de soumission et d’amour. L’art grégorien non seulement ne va jamais contre Dieu, mais jamais il ne lui est étranger ; jamais il ne se sépare ni se passe de lui. Toute passion humaine, fût-ce la plus légitime, la plus sacrée, en est absente. Il ne se partage pas entre le Créateur et la créature ; il ne sert pas deux maîtres ; rien de mauvais ni d’impur ne le trouble ni ne le corrompt.

Il faut sortir de soi-même, il faut s’élever au-dessus de la vie ordinaire et de l’idéal accoutumé, si haut qu’il puisse être, pour comprendre et goûter cet idéal et cette vie. Il faut, ne fût-ce que pour un jour, se faire une âme pieuse, et rien que pieuse ; il faut arriver à sentir pleinement et à tenir pour sienne une phrase telle que celle-ci, écrite par Dom Guéranger en tête de l’Année liturgique : « La prière est pour l’homme le premier des biens. » Alors seulement, mais sûrement alors, le chant grégorien vous apparaîtra, dans l’ordre de la beauté, comme l’équivalent sans pareil de ce « premier des biens. » Alors vous ne trouverez pas, dans la musique entière, une fugue, une sonate, un quatuor, une symphonie, un opéra ; alors, parmi les chefs-d’œuvre les plus admirables, vous n’en trouverez pas un à placer au-dessus de ces humbles cantilènes. On rapporte que Beethoven disait : « Je suis plus près de Dieu que les autres hommes. » A de certaines heures, quelques moines, chantant une simple mélodie grégorienne, m’ont paru plus près de Dieu que Beethoven lui-même. J’ai senti que leur art est tout entier divin, que, venu de Dieu seul, c’est à Dieu seul qu’il retourne, que pour objet et pour auteur il n’a que Dieu. Il ne se complaît pas en soi-même et ne s’y rapporte pas. Il ne s’égare jamais parce que jamais il ne s’éloigne. Il a pour devise le mot de Kundry, l’héroïne du drame mystique et monastique de Wagner : « Dienen, servir. » Il ne sert que le vrai et le bien. « La vie est plus que la nourriture, et le corps plus que le vêtement. » La doctrine de l’art pour l’art n’a que trop méconnu, dans le domaine de l’esthétique, cette hiérarchie nécessaire. A