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Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 150.djvu/404

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Et la main-d’œuvre ? Un homme seul, au Klondyke, ne peut que butiner, et lorsqu’on s’associe à deux, à trois, à quatre, le gain se divise comme la peine. Quant aux bras mercenaires, ils se louent si cher ! Le salaire courant était récemment de 15 dollars par jour, près de 80 francs ; ou, plus exactement, de 1 dollar et demi par heure. Cet été (juin 1898), l’arrivée de nouveaux contingens a permis aux employeurs de réduire le prix de l’heure à 1 dollar. C’est encore bien onéreux pour celui qui paye et c’est à peine suffisant pour celui qui est payé, étant donné que le nombre des jours de travail atteint rarement 150 et que la journée de dix heures est plutôt l’exception que la règle. Un revenu de 6 000 francs, là-bas, ne permet pas de grandes économies, si sevré qu’on y soit de toute jouissance : il serait, à coup sûr, insuffisant pour faire vivre sur place une famille, femme et enfans.

Ce qu’il y a de grave surtout, pour tous les prisonniers de la mine, c’est que l’altération de leur santé précède presque toujours l’accomplissement de leurs ambitions. Le ciel boréal, avec ses contrastes, soumet la machine humaine à de telles secousses qu’elle n’y résiste pas longtemps. À ne jamais se laver, à ne jamais se déshabiller, on ne se fortifie pas. On a beau s’affubler de lainages et de peaux, de caoutchouc et de fourrure ; on a beau, pour piétiner dans la neige fondante ou dans l’eau glacée, superposer trois paires de bas et deux paires de bottes ; on a beau se cacher les mains et se couvrir la figure ; on a beau se protéger les yeux et s’enfoncer au besoin de l’ouate dans les narines : des froids de 40 et 50 degrés ne s’affrontent pas impunément, et il vient un jour où les plus résistans demandent grâce, aveuglés par l’ophtalmie, rongés par le scorbut, endoloris par les rhumatismes, anémiés par la malaria. Les méningites et les congestions pulmonaires sont fréquentes. Les cas de congélation totale ou partielle sont presque quotidiens. Souvent une blessure qui ailleurs ne serait rien s’envenime faute de soins et devient mortelle. On a vu qu’à Dawson même l’insalubrité est extrême : un témoin oculaire, à la date du 6 juillet 1898, s’y disait entouré de 15 000 fiévreux[1]. Et voilà l’Eden rêvé ! Voilà la terre promise ! Les

  1. « Quinze mille fiévreux, et le nombre augmente tous les jours ; quatre mille chiens qui hurlent vingt heures sur vingt-quatre ; des scieries qui grincent sans relâche : et sur cette cacophonie, un soleil qui se lève à 1 h. 30 du matin et se couche à 10 h. 30 du soir : voilà la Dawson City de juillet 1898. De Paris elle a pris la nocturne agitation, comme de Chicago la croissance spontanée et la fébrile activité. Cosmopolite autant que Rome, elle compte déjà, toutes proportions gardées, plus de chiens que Constantinople, et les dieux ont permis qu’elle fût hier prise d’assaut par un détachement de ces derviches hurleurs de Londres qui s’appellent l’Armée du salut… » A. Sémiré, lettre du 6 juillet 1898.