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Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 150.djvu/433

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l’universelle humiliation notre part n’était pas la moindre, car la France n’a pas l’habitude de se taire quand l’humanité souffre et que le droit pleure.

Non seulement cette prudence inerte compromettait notre prestige moral auprès des peuples ; elle nous empêchait même d’accomplir les devoirs particuliers qui sont la charge de notre protectorat religieux. Une occasion s’offrit qui semblait nous contraindre à garder du moins intacte cette part de notre passé. Au cours des massacres en Arménie, les catholiques de cette nation n’avaient pas été inquiétés : le sultan n’avait pas à craindre leur minorité infime et ne voulait pas des interventions qu’il croyait inévitables de notre part si l’un d’eux était victime. Pourtant, à Marasch, les Franciscains étaient établis et les religieux de ce couvent italien dirigeaient dans la région des écoles : l’une d’elles, à Mudjak Desseri, avait à sa tête le Père Salvatore. Là, dans les derniers jours de 1895, une troupe de soldats procéda au massacre ; le Père Salvatore protesta en homme de cœur auprès de leur colonel, Mahzar-Bey ; celui-ci riposta par un coup de sabre qui fendit l’épaule du religieux, et il emmena le blessé et huit élèves de l’école. En route, il réfléchit que sa violence lui coûterait peut-être cher, que la prise était embarrassante, que l’homme parlerait, que dans l’égorgement d’un peuple un homme de plus ou de moins ne compte pas, que les enfans sont bavards, et qu’il faut à eux aussi fermer la bouche. Il arrête la marche, fait fusiller le Père et ses huit élèves. Les cadavres à leur tour le gênent : un bûcher est dressé qui consume les victimes. La troupe s’éloigne ; puis vient la neige ; elle couvre d’un grand suaire tout ce pays de morts : dans cette fosse commune d’un peuple, qui pourrait retrouver les traces du crime auquel Mahzar-Bey ne pense plus ? Les religieux ont la mémoire plus longue, l’absence de toute nouvelle leur crie l’assassinat. Ils cherchent et écoutent. Un jour ils apprennent qu’on vient de vendre au bazar de Marasch les sandales et la robe d’un capucin, avertissent l’ambassadeur de France qui a charge de les protéger, et celui-ci réclame du sultan une enquête. Le sultan envoie des commissaires dans l’été de 1896, l’ambassadeur donne instruction à notre attaché militaire de les suivre. Tandis que les commissaires promènent leur enquête, le colonel de Vialar poursuit la sienne, et, le jour où ils concluent que toute présomption de crime fait défaut, il leur déclare que le crime a eu un témoin et a laissé des preuves.