Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 150.djvu/462

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

celui de l’éminent professeur Cesare Lombroso, dont la gloire, désormais, est universelle. Mais, tout comme mon ami, M. Lombroso a une façon à lui d’honorer les grands hommes ; et il ne peut lire l’annonce d’une fête en l’honneur de l’un d’eux, sans se croire aussitôt obligé de publier un livre, ou tout au moins un article, pour établir que le personnage qu’on fête a été un dégénéré, un épileptique, un fou, ou un criminel. Peu lui importe, à lui aussi, que ce personnage ait écrit des livres, ou dirigé des ministères, ou gagné des batailles : et peu lui importe que sa célébrité soit de bon ou de mauvais aloi. Puisqu’on le fête, il entend le fêler aussi. Et on peut toujours être sûr qu’il trouvera, dans les dictionnaires biographiques, une ou deux anecdotes qui l’autoriseront à porter un diagnostic de dégénérescence : car il lui suffit, par exemple, d’apprendre que Darwin détestait les longues conversations, que Napoléon n’aimait pas à changer de chapeau, et que Luce de Lancival supportait sans crier une opération chirurgicale, cela lui suffit pour que tout de suite Darwin, Napoléon et Luce de Lancival lui apparaissent comme des dégénérés, et chez qui le génie était une « psychose, » la conséquence ou « l’équivalent » de l’épilepsie.

Au surplus, sa théorie de « la psychose du génie » est assez connue, ainsi que les étonnans exemples sur lesquels il l’appuie : M. G. Valbert en a rendu compte ici même, l’année passée[1], dans un article dont M. Lombroso ne semble pas avoir pleinement senti l’ironie, car peu s’en faut qu’il ne le cite comme un témoignage de la nouveauté et de l’importance de ce qu’il n’appelle plus désormais que « sa doctrine, » ou, plus volontiers encore, « la doctrine lombrosienne. » Mais ce que l’on sait moins, peut-être, c’est l’ardeur infatigable avec laquelle le fondateur de la « doctrine lombrosienne » s’acharne, depuis deux ou trois ans, à justifier sa doctrine en publiant, ou en faisant publier par ses nombreux disciples, des biographies « psycho-pathologiques, » destinées à noter les maladies des hommes célèbres, leurs infirmités, leurs vices, voire telles de leurs vertus, comme la pitié ou la générosité, où l’école lombrosiste s’accorde désormais à reconnaître des symptômes certains de faiblesse mentale. Pas un mois ne se passe sans que se produise une nouvelle biographie de ce genre, et déjà le Tasse, Léopardi, Cardan, Beccaria, Byron, Napoléon, Michel-Ange, déjà Lucrèce lui-même, — en attendant Homère, — se sont trouvés l’objet d’études spéciales d’où ressort la conclusion

  1. Voyez la Revue du 1er juin 1897.