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Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 150.djvu/597

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campagne ; elle y déploie la science d’un tacticien consommé, habile à alterner la ruse avec la violence. Elle dicte à Honoré la lettre de demande qu’il devra adresser à son futur beau-père ; puis elle essuie bravement le premier feu de la colère du marquis, dont l’explosion prévue la laisse dédaigneuse, impassible. Sur les lèvres du pauvre homme les objections se pressent d’abord en foule : l’âge du prétendant, de vingt ans plus vieux que Marie-Catherine, son caractère ombrageux et sournois, l’antipathie, la frayeur que témoignent ceux qui l’ont approché de près. Un refus net et absolu termine cet entretien, et semble couper court à toutes nouvelles instances. Mais Mme de Brignole ne se décourage pas pour si peu ; elle revient bientôt à la charge, détruit chaque argument avec une spécieuse éloquence ; et son époux alors emploie l’arme des faibles : il boude, ne répond plus, s’enferme dans ses appartemens, y fait monter ses repas, refuse des semaines entières de voir sa femme ni sa fille. Moyen plus efficace, il met sous main ses amis en mouvement, fait répandre le bruit dans le Sénat de Gênes que « l’intérêt de la République s’oppose à ce mariage ; » et l’influence de la marquise a peine à empêcher qu’un décret solennel interdise à l’héritière des Brignole de porter ses grands biens dans un État voisin[1]. Enfin, dans une lettre directe, il s’adresse à ce gendre qu’on lui veut imposer, et le fait en termes si brusques, d’une rudesse si étrange, que l’orgueil d’Honoré s’en offense pour de bon. Le prince fait mine un moment de retirer sa demande ; il ne désarmera que devant les excuses de Mme de Brignole, qui, dans son dépit amer, n’épargne guère celui dont elle porte le nom : « Sa lettre est ridicule, écrit-elle crûment ; mais, outre qu’il n’entend rien à la force des expressions, il y a longtemps que je crois son esprit très embarrassé… — Il m’a menacée, ajoute-t-elle, de s’en aller pour ne plus jamais revenir ; que n’a-t-il pris ce parti plus lot ! »

Les angoisses du malheureux père, pendant ces semaines de luttes, sont un spectacle pitoyable et navrant. Les prières, les fureurs, les larmes de sa femme, la crainte qu’elle lui inspire, la peinture qu’elle lui fait des sentimens de sa fille, minent peu à peu sa volonté, ébranlent sa conviction, le jettent dans des perplexités qui troublent sa raison. Le bon sens, la tendresse paternelle, la déférence conjugale, se livrent, dans cette âme faible et

  1. Souvenirs de Mme de la Ferté-Imbault.