Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 150.djvu/617

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Elle a trente ans à peine ; sa merveilleuse beauté brille de tout son éclat ; elle voit une vie nouvelle, heureuse, pleine de promesses, s’ouvrir en souriant devant elle.

Les deux années qui suivirent le procès parurent justifier cette confiance. Elles s’écoulent presque entières au château de Chantilly. L’affaire des parlemens, les principes affichés dans cette lutte par le prince de Condé, le tiennent éloigné de la Cour ; il vit dans la retraite ; la société de sa maîtresse suffit à remplir ses instans ; leur existence est calme, silencieuse, sans nuages. La surprenante évolution du prince rompit trop tôt cette douce tranquillité. Le 6 décembre 1772, le chancelier de Maupeou eut la satisfaction de porter à Louis XV la lettre inattendue où Condé, changeant brusquement de drapeau, passait au parti de la Cour, et se rendait sans conditions. Les motifs de cette volte-face sont encore obscurs aujourd’hui. Fut-ce scrupule monarchique, ambition de marier sa fille dans la famille royale, ou simple lassitude d’une guerre interminable ? L’abbé Barthélémy, bien placé pour être bon juge, penche pour cette dernière hypothèse[1], et il compare le prince à ce gouverneur hollandais qui, assiégé depuis peu dans sa ville, refusait de capituler : « Je ne puis pourtant, observait-il, rendre à la première sommation une place que je dois garder. — Eh ! monsieur, lui dit son secrétaire, il y a quinze ans que vous la gardez ! — C’est juste, » dit le gouverneur, et sur-le-champ il la rendit.

Accueilli par Louis XV avec joie, Condé reparaît de ce jour à Paris, à Versailles, à Compiègne, dans toutes les réunions de Cour, reprend cette vie brillante, agitée et mondaine, dont une longue habitude lui a fait un besoin. De ce jour également commencent pour son amie les soucis, les tourmens, et bientôt les chagrins. Non pas que l’affection du prince se détourne de celle dont l’existence est désormais rivée étroitement à la sienne. Il ne peut se passer de la douceur de sa présence. Elle lui est nécessaire ; elle seule possède toute sa confiance. « Vous êtes, lui répète-t-il, non seulement la meilleure, mais la seule amie que j’aie au monde… Ce n’est que pour vous seule que je puis aimer la vie. » Il est, en écrivant ces lignes, de la plus parfaite bonne foi ; la place qu’elle occupe dans sa vie est et restera la première. Mais cette fidélité du cœur, — la seule, à ses yeux, essentielle, —

  1. Lettre du 7 décembre 1772 à Mme du Deffand.