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Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 150.djvu/678

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un homme a un procès, dix familles tombent dans la misère, et qui gagne un chat est sûr de perdre une vache… Mieux vaut avoir affaire aux serpens qu’aux juges et aux huissiers. » Ne vous fâchez pas, laissez le monde comme il est ; arrangez-vous seulement pour n’avoir jamais de procès, et si vous avez l’humeur vive, la tête chaude, répétez-vous cent fois le jour : Heureux les pacifiques !

Arrangez-vous aussi pour ne laisser que quelques flocons de votre Lainé aux mains des gouverneurs rapaces et pillards ; s’il faut mentir, mentez : ils ont le droit de prendre, vous avez le droit de mentir. C’est encore un usage reçu ; les choses se passent ainsi depuis trois mille ans ; cela prouve qu’elles ne peuvent se passer autrement, et qu’il n’y a que les imbéciles qui se fâchent. Peut-être avant peu, par une bénédiction du ciel, compterez-vous un fonctionnaire parmi les membres de votre famille, et à votre tour vous aurez part à la graisse de la terre. « Un Chinois, a-t-on dit, apprend-il qu’un de ses amis vient d’être nommé à quelque place importante, dans l’administration des douanes particulièrement, sa figure exprime un sentiment de visible envie, et il a bientôt fait de calculer que la place en question peut valoir jusqu’à 300 000 taëls. Il entend par-là que son heureux ami, bon an mal an, empochera cette somme, sans scandaliser personne ni au-dessus ni au-dessous de lui, pourvu qu’il s’en tienne aux concussions que l’usage tolère et qu’il ne crée aucune difficulté à son gouvernement par sa négligence, sa dureté ou par des voleries extra-réglementaires. Vivre et laisser vivre est la devise de la Chine, et sauf certains cas exceptionnels, elle se trouve bien de lui demeurer fidèle. »

Mais si la morale chinoise est indulgente pour les gens en place, pour les juges prévaricateurs, pour les mandarins concussionnaires, il ne faut pas croire que ses miséricordes s’étendent à tous les genres de méfaits ; elle a ses sévérités, ses rigueurs. Elle autorise les domestiques à prélever une dîme sur tous les fournisseurs, sur toutes les fournitures ; elle leur interdit toutes les infidélités, toutes les soustractions frauduleuses, et le maître qui les traite convenablement peut laisser ses clefs à ses armoires, il ne lui manquera jamais rien. La morale chinoise exige que les commerçans soient exacts et probes en affaires, que, coûte que coûte, ils fassent honneur à leurs engagemens, et d’habitude les négocians chinois n’ont qu’une parole. Elle condamne les dissipations, les dérèglemens, elle méprise les paresseux, elle réprouve les débauchés, et il est peu d’artisans aussi laborieux, aussi sobres, aussi endurans que les ouvriers chinois. Mais avant toute chose elle tient pour sacrés les devoirs de famille, et