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Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 150.djvu/856

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faut des « époux assortis, » et il ne convient pas que nous épousions celle dont nous pourrions être le père. Ce qui condamne Alceste, c'est la continuité de sa mauvaise humeur, et la vie ne serait pas « tenable » si nous n'avions parmi nous quelques Philinte ou quelques Célimène. Et ce qui condamne Harpagon, c'est la laideur de son avarice, l'argent n'ayant de prix qu'autant qu'on en use et qu'on l'applique à se rendre la vie plus facile ou plus douce. Mais rien de tout cela ne prête beaucoup à l'éloquence, ni n'achemine l'esprit vers les hauteurs. Nous sommes ici vraiment dans ce qu'on appelle, par métaphore, la prose de l'existence. La comédie qui nous en dégagerait sortirait elle-même de la réalité, deviendrait romanesque ou sentimentale, ne serait plus la représentation de la vie. Nous y demeurons donc. Il faut qu'à cette réalité la langue s'accommode et s'accorde. Et ainsi, à toutes les raisons qui s'unissaient pour imposer à la langue de Molière les caractères qui sont les siens, cette autre raison s'ajoute qu'il n'eût pu s'en émanciper qu'au grand dommage du caractère même de son œuvre.

C’est pourquoi nous dirons maintenant de son « style « qu'il n'est pas sans défauts, mais ces défauts ne l'empêchent point d'être unique en son genre, et dans notre histoire littéraire, pour des qualités qui tiennent étroitement à ces défauts mêmes. Je ne parle pas de la gaîté, qui en jaillit, à la rencontre, comme d'une source inépuisable ! « Cet homme-là ferait rire des pierres ; » et voilà tantôt deux cent cinquante ans que nous nous amusons, comme d'un carnaval, de son Malade imaginaire, qui est à vrai dire la plus navrante des bouffonneries. Mais son style a le naturel, il a l'ampleur, il a la force, il a la fantaisie, la fantaisie caricaturale, énorme, inattendue ; et il manque de grâce ou de délicatesse, mais il a la profondeur. Et je n'ai pas besoin de relever, de commenter et de justifier tous ces mots l'un après l'autre. Mais plutôt je noterai que, s'ils sont justes, Molière aura toujours des critiques de son style, parce qu'il y aura toujours plusieurs sortes de gens pour concevoir l'art d'écrire autrement que lui.

Des grammairiens d'abord, et j'entends ici par ce mot non point les philologues, mais je pourrais dire, au contraire ! tous ceux qui pensent, mondains d'ailleurs ou pédans, que l'art d'écrire et de bien écrire se réduit à des règles certaines. Je ne répondrais pas que ce n'eût pas été, de notre temps, le cas d'Edmond Scherer, ou celui de Bayle au XVIIe siècle. Qu'ont-ils en effet voulu dire, Bayle