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Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 150.djvu/886

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l’admirent, mais ne l’habitent plus ; vide de sa Sublime Porte, depuis qu’Abdul-Hamid exerce seul tout le pouvoir et a attiré autour de lui le gouvernement sur la colline d’Yldiz-Kiosk, Stamboul est aujourd’hui le Versailles de l’Islam. Ses rues de petites échoppes ouvertes et de grandes maisons closes, que dominent les masses blanches de ses mosquées, la lourdeur de leurs dômes et la sveltesse de leurs minarets, sont l’image de sa vie : partagée entre les vulgarités de la matière et les exaltations du fanatisme religieux, elle n’a pas de jours sur la raison humaine et sur la place publique. Cette immense ville dort, mange, prie et ne pense pas. Elle n’a jamais eu moins de pensées qu’aujourd’hui. En enlevant à la Sublime Porte la décision des affaires, Hamid a traité en suspect le pouvoir même, et détruit la compétence qui entretenait, au moins, dans une élite de fonctionnaires, une espèce de sentiment public. Il y a des journaux, mais qui non seulement ne représentent aucune doctrine, sauf l’adoration devant la souveraineté sans bornes du sultan, mais cachent les faits les plus certains, si cette souveraineté a à s’en plaindre : pour se borner au plus récent exemple, les Turcs ont pu lire que l’impératrice d’Autriche était morte, mais non de quelle mort. Sans doute les nouvelles et les idées n’ont pas besoin du papier pour se répandre, la conversation les propage, et la belle langue des Turcs excellerait, comme au temps de Monsieur Jourdain, à dire beaucoup de choses en peu de mots. Mais l’on ne saurait croire combien de ces mots sont défendus : interdits, les mots de révolution, de réformes, de liberté ; interdits les noms même du sultan et de son prédécesseur. Si l’on parle de révolution, c’est qu’on la désire, si on parle de Mourad c’est qu’on le regrette, si on parle d’Hamid c’est qu’on l’attaque. Et alors il se défend par les coups discrets et sûrs qui épargnent à la victime les angoisses de l’attente, au souverain le scandale des exécutions, au peuple la connaissance du mal. Un espionnage devenu la grande force de l’État et le plus sûr titre aux faveurs surveille les propos de la rue, trahit les entretiens de l’amitié, dissout la solidarité de la famille. Chacun se garde de chacun, et il y a tant d’oreilles ouvertes pour tout entendre que toutes les bouches se ferment. La peur a transformé en muets du sérail tous les musulmans. Les plus muets sont les hommes capables d’avoir un avis sur les intérêts de la Turquie et sur l’avenir de l’amitié entre le sultan et Guillaume : ils sont les plus suspects. Les fonctionnaires et l’armée, qui depuis six mois n’ont pas