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Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 150.djvu/890

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préparatifs que ce vide, quels conviés que les hôtes de ces vaisseaux fugitifs et de ces prisons pleines ! Et surtout quelle misère de la puissance dans ces deux souverains si absolus l’un et l’autre, résignés à s’emprisonner eux-mêmes, et, captifs qui rêvent d’évasion à travers les grilles, contraints à mettre en sûreté contre l’anarchie leurs songes de domination.


L’arrivée, mardi 18 octobre.

Grâce à la plus aimable des offres nous embarquons, quelques amis et moi, sur une « mouche » élégante et rapide au quai de Galata. A l’avant est déjà le « zaptié, » dont l’uniforme nous assurera la liberté de notre route malgré les consignes : sous tous les régimes et dans tous les pays, le gendarme veille au nom de la loi sur les privilèges de quelques-uns.

Il est huit heures du matin, et le soleil semble de la triplice. A peine quelques nuages, minces et frangés comme des écharpes, flottent dans l’azur profond mais pâle. Par un contraste qui est un charme, la lumière d’Orient luit sous un ciel de France. Cette lumière matinale vient par-dessus l’Olympe lointain, se heurte à la montagne de Scutari qui reste sombre sous le voile de ses cyprès, colore de rose la pointe du Sérail, nimbe d’une ligne mince et éclatante le cintre des dômes et les arêtes des mosquées, se répand en une poussière dorée sur le miroir de la mer calme. Toute cette clarté, comme une autre mer, remplit de sa masse puissante le vide ouvert entre l’Asie et l’Europe, et frappe droit Galata, Pera et la rive occidentale du Bosphore. Le fleuve, qui a pour berges deux continens, coule entre une Asie morne, dont les palais, les prés et les forêts dorment dans la même ombre terne, et une Europe dont le soleil avive toutes les nuances, met en relief tous les contours, et dont les palais brillent sur les bords enflammés des eaux. Et cette opposition complète la beauté de cette place et de cette heure.

Le long du port, un mouvement de foule se dessine sans hâte vers Dolma-Bagtché. La plupart des têtes portent le turban blanc, roulé fin et ajusté avec soin, qui indique les gens des mosquées. Ces curieux sont pour la plupart des soffas, ces étudians ecclésiastiques dont la jeunesse accroît le fanatisme et l’audace, et qui auraient manifesté un certain déplaisir des honneurs préparés à un infidèle. Comme eux notre mouche se meut doucement dans