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Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 150.djvu/935

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Der Stecklin, par exemple, l’usurier qui rançonne le vieux baron, le parvenu grossier qui abuse de sa complaisance, ni l’un ni l’autre ne sont si méchans, qu’ils n’aiment le vieillard, et n’aient un vrai chagrin à le voir mourir. Et à côté d’eux combien de braves gens : le pasteur, le maître d’école, le garde forestier, le valet de chambre ! Tous ont leurs travers qu’ils ne cherchent pas à cacher, et la plupart sont, en somme, de pauvres esprits : mais la bonté de leur cœur nous fait aimer jusqu’à leurs défauts. Par mille nuances successives, avec un art incomparable, l’auteur nous intéresse, nous attache à eux. Et nous en venons à souhaiter que la suite du récit les ramène devant nous : nous prenons plaisir à leurs longs bavardages ; nous nous inquiétons de leurs tristesses et de leurs maladies.


Mais une figure domine toutes les autres : celle du vieux baron Dubslav de Stechlin. Elle n’occupe qu’une moitié du roman, dont la seconde moitié, la moitié berlinoise, est en somme assez médiocre, malgré de jolis passages ; mais c’est certainement la plus belle figure d’homme que Fontane ait peinte jamais, la plus vigoureuse et la plus touchante. Aussi bien s’était-il, toute sa vie, préparé à la peindre, car il a incarné en elle une espèce d’hommes qu’il n’avait pas cessé d’étudier et d’aimer, cette ancienne noblesse provinciale de la Marche de Brandebourg, qui s’obstine à dédaigner l’ordre de choses nouveau, garde fidèlement les traditions du passé, et, seule désormais, représente l’élément prussien dans l’Allemagne moderne. Ce petit monde déjà à demi disparu, personne ne l’a mieux connu que Théodore Fontane. Né avec lui, aux environs de 1815, il l’a vu se former, se développer, s’épanouir, et peu à peu s’effacer, pour céder la place à un monde plus jeune. Il lui a donné un rôle dans chacun de ses livres, aussi bien dans ses romans que dans ses chroniques, tantôt nous décrivant son éclat de jadis, tantôt opposant sa droiture et sa politesse aux mœurs cosmopolites du Berlin d’aujourd’hui. Lui-même, d’ailleurs, quoique d’origine bourgeoise, c’est à ce monde qu’il appartenait. Il en avait les manières et les sentimens, le patriotisme un peu étroit, la bonhomie courtoise et la fine malice. J’imagine qu’il aura dû prêter à son héros plus d’un trait de sa propre nature ; mais, à coup sûr, il a mis tout son cœur à nous le dépeindre, et le portrait qu’il nous en a fait est vraiment admirable.

C’est malheureusement un portrait tout en petites touches successives, de sorte qu’il faut lire le livre entier pour pouvoir l’apprécier. Chacun des entretiens du vieillard, chacune des innombrables scènes où