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Page:Revue des Deux Mondes - 1899 - tome 151.djvu/371

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grâce qu’il pût se conduire au gré du roi d’Aragon ; et le prieur le lui octroya ; et le roi lui commanda de manger de la viande, de courtiser les dames, de chanter et de trouver ; et il fit ainsi. »

Quelle était donc cette vie mondaine dont l’éclat était capable d’arracher les novices à leurs études, les moines à leurs vœux, les chanoines mêmes à leurs prébendes ? C’est ce que nous apprendrons en jetant un coup d’œil sur le tableau que les chroniqueurs et surtout les poètes eux-mêmes nous ont laissé de la société polie, pour laquelle seule travaillaient les auteurs dont nous nous occupons.

La noblesse formait en réalité une classe très composite, dont certains membres n’avaient entre eux de commun que le titre : entre un comte de Toulouse, par exemple, et un modeste chevalier de petite ville, que la naissance faisait théoriquement égaux, il y avait en réalité la même distance qu’entre le fonctionnaire besogneux et le baron de la finance que notre langage courant qualifie tous deux de « bourgeois. » Les uns menaient dans leurs terres ou derrière les murs de quelque bourgade une existence obscure et presque misérable ; d’autres avaient les richesses et par conséquent la puissance d’un roi. Le droit d’aînesse n’existant pas au Midi, certains alleux s’étaient morcelés à tel point qu’ils suffisaient à peine à faire vivre leurs possesseurs. Les vies des troubadours nous offrent de ce fait des exemples frappans : Raimon de Miraval ne possédait que la quatrième partie d’un château (ce mot se prend généralement, au Midi, dans le sens de petite ville) où n’habitaient pas en tout plus de quarante familles. Èble d’Ussel était si pauvre que, quand des amis venaient le voir, il ne pouvait leur offrir que de belles paroles et un accueil flatteur, et devait remplacer la bonne chère « par des chansons, des sirventés et des coblas. »

Les petites villes, que ces hobereaux, à la différence des seigneurs du Nord, habitaient volontiers, et où se trouvaient souvent réunies un certain nombre de personnes de goût et d’éducation aristocratiques, pouvaient facilement devenir des centres littéraires. Mais ces petits centres ne jouent presque aucun rôle dans la période des origines : la poésie semble avoir pris naissance et s’être uniquement développée dans la serre chaude de certaines cours vraiment princières. Quelques seigneurs du Midi pouvaient en effet, par l’étendue de leurs domaines et le nombre de leurs vassaux, rivaliser avec les rois de France et d’Angleterre ;