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Page:Revue des Deux Mondes - 1899 - tome 151.djvu/798

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deux mille insurgés armés de couteaux, de lances de bambou et d’amulettes ! Je connais déjà un peu son histoire, surtout l’histoire de la guerre qui l’assiège et la mine depuis quatorze mois. Je sais que les tribunaux militaires y fonctionnaient hier avec la régularité des bonnes mitrailleuses et qu’elle est pleine encore de l’ivresse patriotique des gardes nationaux. Ne m’a-t-on pas averti ou n’ai-je pas lu que le poète don Tomas Caraves a déposé la lyre pour saisir l’épée ; que le juge don Isaac de las Pozas et le magistrat Ricafort ont troqué leur toge contre des uniformes d’officier ; que don José Moreno Lacalle y régale ses compatriotes de guerrillas navales ? Un vieux Philippin, condamné à mort depuis vingt ans, et qui vit paisiblement à Hong-Kong, m’a dit : « Surtout ne manquez pas d’aller à la Luneta : c’est là que, le matin, on fusille, et que, le soir, on joue de la musique. » En attendant, je regarde, et je vois, au pied d’une chaîne de collines, une large bande de terre d’où s’élancent des flèches d’église et où se pressent des dômes et des tours saintes. Il y en a tant qu’on dirait un cimetière de mausolées. Des toits dorment à l’entour et leurs dernières lignes se perdent dans le feuillage. Une file de mats dorés par le soleil émerge de la rivière que nous cache un môle, dont la blancheur s’avance dans l’azur enflammé des eaux. Un silence de mort plane sur tout ce paysage ; — et je songe aux cités ensevelies de Ceylan, à ces cités de couvons et de temples bouddhistes, isolées au milieu des jungles, et dont les ruines se mirent parfois en d’immobiles étangs.


Samedi soir, 20 novembre 1897.

Ma première impression de Manille est si forte, que je n’aurais pas la tête plus troublée d’un vin fumeux et parfumé. Je m’attendais au spectacle d’une place hantée par l’image de la guerre ; j’ai trouvé une ville d’apparence insouciante, où tout, il est vrai, semble un peu désorganisé, mais de temps immémorial. Étrange ville, qui ne ressemble à aucune de celles que j’ai visitées dans l’Extrême-Orient. Elle est sale, délabrée, poudreuse, boueuse, et, aussi, pleine de lumière et du tremblement ensoleillé des jardins et des bois. Des maisons de planches vermoulues, des maisons de pierre qui se tassent, des maisons de torchis qui s’effritent, des remparts croulans sous des lianes grimpantes, des grilles branlantes et rouillées, des édifices noircis par le temps ou par le feu, de vieilles arcades fatiguées, d’énormes églises dont on dirait que