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Page:Revue des Deux Mondes - 1899 - tome 151.djvu/861

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— Pour ma belle-fille quand elle viendra. Vous l’avertirez qu’il y a une lettre dedans.

Cette lettre brièvement explicative, où elle n’entreprenait pas de justifier sa conduite, se terminait ainsi :

« Je compte sur vous pour présenter aux enfans ma disparition d’une manière qui ne fasse pas scandale. Admettons par exemple que le chagrin m’ait égaré l’esprit et que je sois dans un de ces asiles où les fous sont oubliés presque aussi vite que les morts peuvent l’être dans leurs tombeaux. »

En écrivant ces lignes, Mme d’Estève voyait se dessiner le sourire dédaigneux d’Hélène, elle l’entendait penser : « Folle, la pauvre femme l’est en effet, elle l’a toujours été un peu. Mais son explication n’est pas mauvaise. On pourra s’en servir. »

Le feu des deux lignes de réverbères luisait, tremblotant, étouffé, dans la longue avenue qu’ensevelissait de plus en plus la neige, quand Mme d’Estève sortit d’un pas furtif, le cœur ému autant que peut l’avoir une femme qui court à un coupable rendez-vous. En réalité c’était bien cela, il s’agissait d’un enlèvement. Et elle se disait que Guy en était le complice, qu’il avait tout décidé, tout réglé. La vie redevenait intéressante, elle valait de nouveau la peine d’être vécue, car il y prenait part, et sa vieille mère, pénétrée de cette certitude, se sentait rajeunie, comme si une volonté irrésistible fût entrée en elle, la dirigeant presque à son insu. Le sentiment de servir de soutien à plus faible que soi est en lui-même une force.

Elle se jeta précipitamment dans le fiacre qu’elle avait fait demander, avec la crainte qu’un hasard fâcheux n’intervînt au dernier moment pour contrarier sa fuite ; par excès de précaution, elle dérouta d’abord le cocher : « À l’Arc de triomphe ! » Puis arrivée là, sans souci des grognemens qui accueillaient ces nouveaux ordres : « Vite à la gare de Lyon. »

C’était dans un train du Midi qu’elle avait donné rendez-vous à « ce qui restait de Guy. » Une neige épaisse couvrait Paris ; demain, au delà de San Remo, les cloches de Noël tinteraient dans le ciel bleu, il y aurait du soleil, des fleurs ; et la petite Marie sourirait à tout cela ; et le plus beau des romans, un conte de fées plutôt, où elle serait la fée, commençait tard, très tard, pour Mme d’Estève.


TH. BENTZON.