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Page:Revue des Deux Mondes - 1899 - tome 152.djvu/163

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sans émotion. Avec admiration, du reste ; car il avait un grand talent de forme, une sorte de chaleur aussi, que j’appellerai une chaleur d’angoisse, qui, très couverte et presque latente, se faisait pourtant sentir et remuait le fond des cœurs, non d’une émotion, mais d’une sourde inquiétude, et, enfin, ce qu’il laissait dans l’atmosphère en descendant de la tribune, c’était comme un grand charme de mélancolie un peu douloureuse.

Et, comme je l’ai dit, ces nouvelles mœurs oratoires avaient leur influence sur les Guizot et sur les Thiers. À partir de 1840, ils se modifiaient. Guizot, dans son long ministère, eut une manière presque nouvelle. Il gouverna, du moins à la tribune, avec les allures d’un chef d’opposition. Il se défendit en attaquant. Il eut l’audace, la vigueur, l’accent d’indignation et quelquefois de colère, toutes les démarches de l’assaillant. Il fut superbe dans ce rôle, du reste. Tous les contemporains, même adversaires, reconnaissent que son éloquence grandit de jour en jour jusqu’à sa chute. Si je ne voulais pas parler exclusivement en « rhéteur, » je dirais qu’on n’a jamais perdu plus éloquemment un royaume. Mais, cela, je l’ai dit ailleurs.

C’est que le fond de sa nature était certainement la combativité, c’est-à-dire le courage. Personne n’a méprisé à ce point l’impopularité. Il l’a méprisée jusqu’à la chérir. Personne n’a tant aimé avoir en face de lui une armée, à la défier, à la provoquer, à la combattre et à la vaincre, mais ceci moins encore que cela, et, comme le joueur qui assure qu’au jeu il y a deux plaisirs, dont le premier est de gagner et l’autre de perdre, Guizot aurait dit qu’il y a deux plaisirs dans la lutte, dont l’un encore est d’être vaincu. La force et vigueur d’assaut était chez lui incomparable et les phrases s’élançaient en avant comme des bataillons. Cette fougue, réglée et sûre, reste un admirable modèle.

Modifié, lui aussi, Thiers, n’avait ni cette manière-là, ni, non plus, sa première manière à lui. Il devenait et il est resté jusqu’à la fin, ce pourquoi je ne reviendrai plus à lui dans cet article, un orateur historien et une manière d’orateur dramatique.

Il ne faisait plus de son discours une leçon de philosophie et il avait définitivement rompu avec la manière de Royer-Collard ; il en faisait une leçon d’histoire. Il prouvait en racontant et par la manière de raconter. La narration probante, qu’il me semble que je vois rarement dans Démosthène, que je vois si souvent dans Cicéron, était le procédé continuel de Thiers. Il remontait au