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une Europe unie où la France était sans conteste la première, une Europe divisée où le catholicisme et la France sont mis en échec par l’esprit orthodoxe et par l’esprit protestant.


La Révolution, il est vrai, a détruit le vieil obstacle à l’alliance turque. Notre vie chrétienne n’avait pas traversé impunément l’atmosphère du XVIIIe siècle, et la France du Contrat social ne pouvait garder contre l’entente avec l’Islam le même scrupule que la France de saint Louis. Mais aussitôt s’est élevé contre cette alliance un obstacle nouveau. Si la Révolution française a oublié l’ancienne foi, elle a reçu et prêché une foi nouvelle : c’est que les peuples s’appartiennent, et que tout gouvernement, s’il ne représente pas la race et la nation, s’il n’obéit pas à la volonté générale, s’il ne respecte pas les droits personnels de chaque homme, est illégitime. Cette foi fut tout ensemble abjurée et répandue dans le monde par Napoléon. Au début et à l’apogée de sa course, Napoléon faillit détruire la Turquie. Elle se sauva par sa ténacité à Saint-Jean-d’Acre ; elle fut sauvée à Tilsit par l’importance de Constantinople que Napoléon ne voulait pas abandonner à la Russie. Mais, quand la brutalité du conquérant cessa de troubler l’œuvre des idées, une ruine tout ensemble moins proche et plus inévitable commença. Les principes rappelés en 1789 condamnaient la domination des Turcs sur presque tous leurs sujets : Grecs, Valaques, Bulgares, Arméniens, tous reprirent conscience de leur nationalité. Et depuis, l’indomptable constance de leurs aspirations et leurs révoltes accrut pour l’Empire ottoman la difficulté de durer.

Aussitôt, les deux puissances qui étaient parvenues à partager avec nous l’hégémonie sur les affaires orientales ont fixé leur conduite, et adopté chacune ce qui, des principes nouveaux, servait son intérêt. Le gouvernement russe, le plus autocratique de l’Europe, et qu’on a vu envers ses sujets avare non seulement de liberté, mais parfois d’humanité, se fût contredit à réclamer ces biens pour les sujets d’autrui. En revanche, les peuples possédés en Europe par le Turc appartenaient presque tous aux races slaves, dont la Russie est la principale. Sous prétexte qu’elle est la maîtresse branche, elle prétend être le tronc et que les autres branches lui appartiennent. Elle a donc invoqué le droit de la race pour se réserver l’héritage du Turc en Europe. L’Angleterre ne pouvait tenir pour légitime un principe qui donnerait à une rivale