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Page:Revue des Deux Mondes - 1899 - tome 152.djvu/184

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auprès du Turc. Il confond avec les autres, dans le droit commun de sa défiance, le peuple fantasque et pour ainsi dire multiple qui tout ensemble a protégé, délaissé et dépouillé l’Islam. La dernière guerre de l’Orient a ajouté à nos inconstances leur dernière et leur plus triste contradiction. Aux Arméniens, aux Crétois, aux Grecs nous n’avons donné ni du calme ni de l’aide, et, s’ils ont cru à la sincérité de nos sympathies, ils en ont constaté l’impuissance. Au Sultan nous n’avons montré de décision, ni par notre blâme, ni par notre concours : notre pensée s’est fait connaître assez pour l’offenser, pas assez pour le contraindre. Tandis que, dans les précédentes crises, tantôt dévoués au droit humain et tantôt à l’ambition française, nous prouvions du moins notre vie par l’efficacité de ce zèle mobile, nous n’avons jeté dans la balance, où hier oscillait le destin des peuples, que le poids de quelques soupirs. Nous n’avons compté pour rien ni auprès de ceux qui souffraient, ni auprès de ceux qui faisaient souffrir. Nous sommes demeurés inertes. Nous sommes devenus à la fois indifférens, comme à des choses trop lointaines, à nos principes et à nos intérêts. Le changement de notre puissance dans le monde excuse à nos yeux la nouveauté de notre attitude, mais il est notre tort suprême aux yeux de l’Islam. Car, pour le Turc, la justification nécessaire de tous les actes, la raison suffisante de toutes les conduites, la puissance absolutrice de toutes les fautes, est la force, — la force qui rend respectable aux âmes orientales les blessures même qu’elle fait.

Dans la faveur du gouvernement turc, la place est prise par un autre peuple, l’Allemagne. Ce peuple a établi sa grandeur en partageant la Pologne, a achevé son unité en annexant le Hanovre, les duchés danois, l’Alsace-Lorraine, a dit par la bouche de son empereur actuel : « La volonté des princes est le droit, » et par la bouche de son fondateur Bismarck : « La force prime le droit ; » il a fondé sa puissance par les mêmes moyens et sur la même morale que l’Islam. Il lui a suffi de nous avoir vaincus en 1870 pour hériter de notre renom militaire. Il était demeuré, jusqu’à ces dernières années, étranger aux problèmes d’Orient, parce qu’il les jugeait étrangers à ses intérêts, et son ambition, maintenant étendue sur toutes les contrées du monde, se déploie sans les souvenirs humilians ou amers que l’influence des autres nations rappelle aux Croyans : il n’a encore rien demandé ni ravi à l’Empire turc. Quand les massacres d’Arménie et de