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Page:Revue des Deux Mondes - 1899 - tome 152.djvu/222

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toux, avait dit à Hacke : « Les gens diront que le vieux « bourreau d’hommes » va mourir ; dites-leur que celui qui viendra après moi les enverra tous au diable, et c’est tout ce qu’ils y gagneront. » Je ne me soucie point de tout cela, et comme vous, mon cher ami, je vais mon grand chemin, je laisse pester qui veut ; que l’on dise de moi tout ce que l’on voudra, pourvu que ma conscience soit libre, je me f… du qu’en-dira-t-on. » La vérité est que, dans ses détresses, il ne se moquait point du qu’en-dira-t-on, et qu’il avait besoin d’un avocat qui plaidât sa cause devant le grand juge. Grumbkow avait l’oreille du Roi : c’était un homme à ménager.

Frédéric n’avait pas seulement besoin d’un avocat, il lui fallait un bailleur de fonds. L’avarice paternelle lui taillait les morceaux si courts qu’il se trouvait souvent dans de grands embarras : le moyen de pourvoir aux frais de sa maison, si peu royale qu’elle fût, et de se procurer des recrues pour le régiment dont on lui avait fait la grâce de le nommer colonel ? « Quel bonheur pour la bonne Margrave et moi, écrivait-il, que pauvreté ne soit pas vice ! Car nous serions, par ce principe, les plus grands coquins du monde. » Dans ses pressantes nécessités, il recourait à Grumbkow. Où Grumbkow prenait-il l’argent ? Il le tirait d’une source impure où il avait coutume de puiser pour ses propres besoins. Après avoir entretenu des intelligences secrètes avec la France et l’Angleterre, il s’était donné à l’Autriche. Depuis longtemps il était l’informateur, le courtier, le compère de l’envoyé impérial à Berlin, du comte de Seckendorf, son ancien compagnon d’armes dans la guerre de Succession ; il travaillait pour lui, il lui révélait toutes les intrigues de la cour de Prusse, les projets, les sentimens du Roi et de ses ministres.

La cour de Vienne servait au maréchal une pension de mille ducats ; elle consentit facilement à faire une part au Prince royal dans ses libéralités ; elle se flattait de le mettre ainsi dans sa dépendance. Avant tout, il faut vivre, nous philosopherons demain ; la pauvreté est une grande école de modestie, elle apprivoise les orgueils les plus farouches. Frédéric acceptait sans vergogne les subsides, sachant très bien d’où ils lui venaient ; ses remerciemens étaient brefs ; c’était sa façon de sauver sa dignité. Le 19 septembre 1732, Seckendorf lui rendit visite à Ruppin : « On me reçut gracieusement, écrivait-il à son compère ; mais on fit, en même temps, fort le réservé sur toutes les matières que j’ai entamées… De l’argent que j’ai avancé, pas un mot, nonobstant qu’il m’a parlé de ses recrues, qu’il avait faites. » Le comte de Seckendorf était bien exigeant : il y a des dettes inavouables et des cas où les