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Page:Revue des Deux Mondes - 1899 - tome 152.djvu/371

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d’un chapeau pointu, et tous ces êtres, parqués dans leurs traditions, leur orgueil ou leur misère, ne semblent nullement soucieux les uns des autres. Il n’y a rien de commun entre eux que le soleil et la fatigue de vivre. Mes impressions d’hier se précisent et mes premiers étonnemens se convertissent en mélancolie. La ville de Colombo m’apparaît comme une immense oasis où le hasard aurait disséminé des villages d’étrangers indifférens. Ce marché que j’ai sous les yeux n’est le centre d’aucune vie nationale. On devine qu’acheteurs et marchands ne sont liés par d’autre intérêt que l’intérêt insignifiant et passager d’une vente ou d’un achat. Aux différences des races se juxtaposent celles des castes : la tyrannie sociale achève et complique l’œuvre de la nature. On dirait que sur cette terre de libres et sauvages épanouissemens l’homme, épouvanté de tant d’audace, s’est évertué à énerver ses ambitions et à mutiler son existence. Le régime cellulaire qu’il a conçu tourne à la dérision de l’humanité. Ceylan n’est point une patrie. L’île, dont nos enchantemens ont voulu faire le Paradis Terrestre, demeure une mystérieuse hôtellerie des mers où les peuples se succèdent, s’installent, se morcèlent, et n’arrivent pas plus à fonder une nation qu’une table d’hôte ne forme une famille. Cependant, sur tous les murs, au-dessus de toutes les boutiques, je lis en lettres noires : Victoria’s Diamond Jubilee 1897 ; mais l’hommage rendu à l’Impératrice dont la majesté vieillit sur une île très lointaine et voilée de brouillards n’a pas de sens pour la plupart de ces gens qui, emprisonnés dans leurs superstitions et leurs préjugés, ont passé sans effort sous une domination étrangère. Si le maître a changé, c’est toujours la même cage. Quel triste spectacle que celui de ces tronçons de peuples qui palpitent au soleil et qui n’essayent ni de se joindre, ni de souder leurs solitaires infortunes !

Nos coureurs ont traversé des faubourgs, et maintenant, ils rivalisent de vitesse en pleine campagne, sur une route populeuse et bariolée. De tous côtés, des bois de cocotiers, montant d’un seul jet vers le ciel, tordent en cerceau l’éventail de leurs cimes et impriment au paysage un caractère de fantasque exubérance. Une rivière roule des flots d’ocre à travers un fouillis d’ombres opulentes et de vertes lumières.

Ah ! ce chemin, ce long chemin resserré qui mène au temple, quelle avenue pour un Dieu ! L’homme ne polira jamais de plus sublimes colonnes que ces fûts vivans qui ont la noblesse du