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Page:Revue des Deux Mondes - 1899 - tome 152.djvu/376

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ça et là, comme les derniers pions sur un échiquier vide, dodelinaient de la tête. Au milieu de rires dont j’aurais dû me défier, j’enlevai mes chaussures. Alors les rieurs à la peau de cuivre et aux dents d’ivoire m’entourèrent d’un cercle plus étroit, et le vieillard de la bande, dont le menton grisonnait d’une barbiche de chèvre, me toisa d’un air moqueur et me cracha quelques mots dont le geste signifiait : « Maintenant rechausse-toi et va-t’en ! » Les fils du Prophète et même ses petits-fils qui, nus comme des têtards, se baignaient dans le réservoir, accompagnèrent de leurs éclats de rire cet excellent badinage, et, ma foi, leur rire me gagna, et ce fut un plaisant concert sur le parvis de la mosquée, tandis que les dévots enfoncés dans leurs prières remuaient la tête en cadence devant l’unique et invisible dieu qui leur promet des jardins pleins de fruits, des sources jaillissantes, des habits de soie et de satin, et des femmes aux yeux noirs.


18 Octobre.

Nous avons déjeuné aujourd’hui à Mount Lavinia, avec deux êtres qui m’en disent plus sur l’Orient que tous les paysages du monde. Senathi-Raja, descendant de princes Tamouls, grand possesseur terrien, un des premiers avocats de Colombo, revient avec sa femme du Jubilé de la Reine, où sa province l’avait délégué. Tous deux, bronzes vivans aux reflets cuivrés, forment un couple saisissant. La femme qui, mariée depuis sept ans, en compte à peine vingt, n’a point adopté nos modes européennes ; elle est vêtue de ces étoffes lamées d’or qu’on tisse à Bénarès, et l’or de sa ceinture est incrusté de perles et de rubis. Le cou cerclé d’un mince filet d’or, enveloppée de couleurs vives, de pourpre ou de safran, elle marche avec la molle souplesse des femmes dont la gorge n’a jamais respiré que sous l’écharpe légère. Son front étroit, son nez un peu gros, ses joues un peu grasses, la candeur de ses yeux et le rire de ses lèvres donnent à sa beauté le charme de l’adolescence. Comme toutes les nobles femmes de Ceylan, elle n’était jamais entrée chez un marchand et ne connaissait guère que la société de ses pareilles, avant que son mari lui fît visiter l’Angleterre et traverser la France. A Londres, elle a couru les magasins, assisté à des galas et paru en princesse orientale sous les yeux de l’Impératrice des Indes. La souveraine a demandé d’où venait ce costume, et Mme Senathi rayonne au souvenir de l’auguste regard qui se posa sur ses joyaux. C’est une