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Page:Revue des Deux Mondes - 1899 - tome 152.djvu/397

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Des myriades de lucioles jaillirent, comme si les pierreries de Ceylan prenaient leur vol à travers des ténèbres nuptiales : du haut des arbres, sur l’étendue de la route et le murmure des rivières inaperçues, parmi les fossés et les sentes des jungles, leurs éclairs ailés tissaient des réseaux onduleux et vibrans de diamans et de saphirs. Les hameaux plus nombreux, et leurs cercles taciturnes de gens accroupis en plein air autour d’un feu de cuisine, faisaient, dans la noirceur de l’ombre, des explosions de lumière où la violence des couleurs contrastait avec le calme des effigies humaines. Les sonnailles de l’attelage carillonnaient à toute volée ; le clairon faussé crevait en sonneries déchirantes, et, devant la patache enragée, dont les vieux os rendaient un bruit de ferrailles, les charrettes, qui sous leur caisson balancent lentement une lanterne au ras du sol, ne se garaient pas assez vite pour que leur charge de riz ne nous frôlât point la figure ; une foule de blancs fantômes aux masques noirs s’écartaient des deux côtés de la route avec la molle douceur des vagues écumeuses que fend le navire ; et des hommes nus, sortis de leurs cabanes, brandissaient des torches rouges. Mon cœur battait à rompre : je m’enivrais furieusement de cette galopade effrénée, de ce vent de ténèbres qui me soufflait au visage, de ces solitudes où la nuit mène en silence son orgie de mystères, et de ce cordon fantastique de lampadaires ensanglantés. Et brusquement nous vîmes, à notre droite, se dégager de l’ombre un dôme plus noir qu’elle et qui sortait du sol. « Dagoba ! Anuradhapura ! » nous cria le conducteur. Puis ce fut une enfilade de boutiques éclairées devant lesquelles notre tourbillon passa, et nous fûmes repris, happés, engloutis par la nuit béante.

Un instant après, nous traversions le jardin du Resthouse, et un Cynghalais au beau peigne d’écaille, dont la lanterne de papier crépitait sous l’essaim des phalènes, nous conduisit à notre chambre. Elle était immense. J’y comptais huit fenêtres, toutes munies de barreaux par crainte des voleurs.

C’est là, pendant que les ouvriers microscopiques de la nuit, les insectes, limaient, sciaient, jouaient du marteau et remplissaient l’énorme silence de leur vaine rumeur, c’est là que j’ai lu les fastes de l’antique capitale des rois cynghalais, une des villes les plus anciennes du monde. Durant treize ou quatorze siècles, les Cynghalais ont lutté contre les invasions hindoues et, dans cette plaine ouverte aux conquérans, se sont évertués à bâtir une