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Page:Revue des Deux Mondes - 1899 - tome 152.djvu/414

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leur tempérament ? Est-elle l’indice d’une humeur vagabonde, d’un besoin impérieux de changer de pays ? A-t-elle pour cause le désordre, la paresse, un dégoût de la vie régulière ? Il ne faut point assigner d’une manière absolue à de telles causes ces mouvemens successifs de l’armée errante. Beaucoup obéissent à des goûts nomades, mais beaucoup aussi subissent sans l’avoir désiré ce genre d’existence, auquel les contraignent, d’une part, le marasme de l’agriculture, qui a pour conséquence la parcimonie des fermiers, et d’autre part, le développement de l’industrie mécanique, destructive de la main-d’œuvre. C’est du moins l’explication fournie par les vagabonds intelligens que l’on interroge. Il n’est point douteux, en tout cas, que la préoccupation constante de réduire la main-d’œuvre, insuffisamment rémunératrice durant la morte-saison, détermine les cultivateurs à ne point conserver chez eux, l’hiver, des bouches inutiles et à n’accueillir que pendant la saison des gros travaux les ouvriers qui se présentent à eux : d’où la nécessité pour les « roulans » en quête de travail de suivre les récoltes comme la caille suit la moisson. De là aussi les mouvemens successifs de la population vagabonde.

Un chemineau condamné pour vagabondage nous disait, d’un ton à la fois sincère et mélancolique : « Nous recevons un accueil glacial de gens qui, autrefois, auraient eu pour nous des paroles réconfortantes. Quelle confiance voulez-vous qu’inspire un ouvrier dont la tenue est rendue plus misérable encore par les longues étapes fournies sous la pluie et dans la boue et qui se présente avec un visage miné par les privations et l’affaissement moral ? Autrefois les patrons avaient, pour la plupart, fait leur tour de France à pied. En souvenir de leurs pérégrinations, ils hospitalisaient volontiers un compagnon de « trimard ; » mais, maintenant, les patrons sont eux-mêmes moins heureux, quand ils ne sont pas ruinés par la grande industrie. On n’observe partout que défiance ; l’esprit de charité a fait son temps ; il a déserté même les couvens, autrefois si secourables aux miséreux ; l’égoïsme a tout envahi. » Mon vagabond regrettait donc le temps du compagnonnage, car il y avait alors une solidarité entre les ouvriers nomades, qui allaient de ville on ville chercher de l’occupation, et étaient reçus dans chacune des villes du tour de France par les travailleurs qui faisaient partie de la société ; ceux-ci s’occupaient à procurer de l’ouvrage au nomade, et, en attendant, il était hébergé dans une