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apparaissent mieux dans leur énormité. Jamais peut-être n’avait-on rencontré dans une si étroite union et dans un relief si intense les puissances d’imaginer, de vouloir, d’exécuter. Napoléon a si étrangement exalté autour de lui les énergies, si fortement ébranlé les esprits, demandé à notre vieux monde tant d’efforts et de sacrifices qu’il a payés d’un tel accroissement de gloire ; il a laissé après lui dans notre vie nationale l’empreinte si reconnaissable de son génie, qu’après l’avoir tour à tour maudit et célébré, nous éprouvons un impérieux besoin de travailler à le comprendre. Le Journal de Gourgaud nous y aidera. Ce sont des notes jetées sur le papier au jour le jour, sans ordre, sans arrangement, sans souci de littérature, sans dessein de publicité ; les conversations les plus importantes y ont été résumées aussitôt qu’entendues, les détails les plus insignifians de la vie journalière y ont été consignés avec le même soin ; elles nous introduisent ainsi au cœur même de l’existence de Sainte-Hélène, et nous font pénétrer au plus intime de la pensée de Napoléon.

Elles jettent d’abord une lumière crue sur la personne de celui qui les a griffonnées hâtivement, fiévreusement, rageusement. Gourgaud est le plus jeune des compagnons de captivité de l’Empereur. C’est l’un de ses plus braves officiers, et qui lui a rendu les plus grands services personnels. Entré le premier au Kremlin il détruit la mine qui allait faire sauter tout l’État-major. À Brienne, il abat d’un coup de pistolet un Cosaque qui allait tuer l’Empereur. Au reste, pour rémunération des titres de Gourgaud, le mieux est de laisser la parole à Gourgaud. Les voici, au grand complet, dans leur imposante succession, tels que Gourgaud les rappelle avec une remarquable sûreté de mémoire, au cours d’un entretien avec Bertrand : « Je suis depuis neuf ans avec l’Empereur ; j’aurais été flatté de périr pour lui en Russie, en Saxe, en France ; j’ai été blessé trois fois, dont deux auprès de lui en faisant ce qu’il m’avait ordonné. J’ai trouvé à Moscou trois cents milliers de poudre, et j’ai passé la Bérésina à la nage… C’est sur mon rapport que Sa Majesté est venue à Dresde avec la plupart de ses forces ; sans cela Dresde était enlevée. C’est pour cela que j’ai reçu la croix d’or… Enfin, Monsieur le Maréchal, je suis loin de reprocher à l’Empereur le service que je lui ai rendu en 1814 à Brienne, le 29 janvier ; tout le monde à ma place en eût fait autant. Mais il n’en est pas moins vrai que, si d’un coup de pistolet je n’avais pas renversé le Cosaque qui se précipitait, l’Empereur aurait reçu un grand coup de lance dans les reins… À Lutzen, j’ai eu mon cheval tué et renversé aux pieds de Sa Majesté. À Laon, j’ai été cité dans le bulletin ; à Reims, j’ai