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Page:Revue des Deux Mondes - 1899 - tome 152.djvu/449

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« L’Empereur pense que de ne recevoir personne produira un bon effet. Cela a l’air sombre et sinistre… Comme la nourriture est mauvaise, l’Empereur dit qu’il ira au camp des soldats anglais et leur dira : Le plus ancien soldat de l’Europe vient vous demander à manger la gamelle avec vous. » Il reste tragédien jusque dans l’intimité ; il est vrai que c’est une intimité sur laquelle le monde a les yeux fixés. Il a conservé comme au temps des proclamations à l’armée d’Italie, comme pour les bulletins de la Grande Armée, le don de la phrase lapidaire. Il sait à quel point les mots ont sur les hommes un étrange pouvoir. Il connaît d’autant mieux le pouvoir de l’imagination que cette faculté, la même qui fait les grands poètes et les grands conquérans, est chez lui la faculté dominante. Elle ne reste pas oisive, cette imagination, mais elle continue de construire comme jadis des plans de campagne, des architectures de batailles, des combinaisons d’alliances et des projets de gouvernement. Car à mesure que l’Empereur repasse par le souvenir l’histoire de sa vie, ses fautes lui apparaissent. Il sait qu’il en a commis de nombreuses et de grandes ; il met autant de clairvoyance à les discerner que de sincérité à les avouer. C’est la guerre d’Espagne, c’est le mariage avec l’Autriche, c’est la campagne de Russie, c’est la convocation des Chambres, ce sont bien des erreurs de détail, bien des manœuvres à contretemps. Mais quoi ! Si ces fautes n’avaient pas été commises ! Si on avait perdu moins de temps à Moscou ! Si l’ordre envoyé à Grouchy était arrivé ! Chacune de ces hypothèses ouvre un vaste champ aux combinaisons idéales. L’imagination repart. C’est une campagne, c’est son règne, c’est l’histoire de l’Europe pendant vingt ans que refait Napoléon. Son imagination qui autrefois opérait sur l’avenir, en sorte qu’il lui semblait toujours vivre deux ans en avant, opère maintenant sur le passé. Mais cette imagination est restée la même ; elle a même richesse, même force créatrice et même précision.

Quand on a beaucoup pratiqué l’espèce humaine, il est rare qu’on garde pour elle beaucoup d’estime, et la force des grands manieurs d’hommes leur vient en partie de l’intensité du mépris qu’ils ont pour la matière qu’ils manient. C’est le cas de Napoléon. « Il n’apprécie pas l’attachement réel des gens. Il ne considère que les démonstrations extérieures, et quand je lui ai exposé qu’il jugeait l’espèce humaine bien perfide, il m’a répondu : « Je ne suis pas payé pour la trouver meilleure… Je défie aucun individu de m’attraper. Il faudrait que les hommes fussent bien scélérats pour l’être autant que je le suppose… » Apparemment il songeait aux Fouché, aux Talleyrand, aux diplomates, aux courtisans, ou encore aux souverains, ses amis de la