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Page:Revue des Deux Mondes - 1899 - tome 152.djvu/56

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société sauvage. Les individus ne sont plus à l’état de nature, remis les uns en face des autres à chaque génération et en face de la nature même, avec leurs pures forces naturelles. Ils naissent dans des conditions sociales différentes, avec des ressources de famille différentes, les uns enrichis d’avance par leurs parens, les autres ayant tout à acquérir par eux-mêmes ; les uns sont instruits, les autres ignorans. Dès lors, la sélection ne s’exerce plus nécessairement en faveur des meilleurs, et ce ne sont pas toujours ces derniers qui l’emportent dans la « concurrence économique, » forme de la « concurrence vitale. » Il n’est pas vrai que les plus honnêtes soient par cela même les plus habiles, et que les spéculateurs ou les chefs d’usine les plus scrupuleux soient ceux qui s’enrichissent le plus. Spencer parle comme si, à l’image des bêtes fauves, nous naissions tous sans un passé social derrière nous, sans un avenir social devant nous ; aussi sa justice tout individualiste n’est-elle plus que la force, tandis que la justice sociale protège au besoin le faible contre le fort, tient compte du passé et songe à l’avenir[1].

Répétons donc qu’une société d’êtres moraux n’a pas un caractère exclusivement matériel et économique ; elle n’existe pas uniquement, — et Sismondi l’avait déjà remarqué, — « pour fournir au plus bas prix des boutons et du coton. » L’homme, dit à son tour M. Prins, « est autre chose qu’un accumulateur de capital[2] ; » tout individualisme économique qui lui inspire cette conviction est fausse. L’association humaine existe pour réaliser un idéal humain et même plus qu’humain. L’idée de justice, sans être vraiment en contradiction avec la nature, puisque l’homme qui la conçoit fait partie de la nature, est cependant la négation de la nature actuelle comme satisfaisante et définitive. A la concurrence vitale doit se substituer progressivement une concurrence morale ; au jeu des libertés conçues comme simples forces doit se substituer leur solidarité sous une commune loi de liberté et d’égalité, — solidarité dont la reconnaissance constitue la justice sociale.


II

Quoique placé au pôle opposé, le matérialisme collectiviste est la conséquence du naturalisme économiste. Si l’on ne veut

  1. Voir la réponse de Laveleye à l’Individu contre l’État.
  2. L’Organisation de la liberté. Bruxelles, 1896.