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Page:Revue des Deux Mondes - 1899 - tome 152.djvu/668

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inaccessibles ; tantôt, et sans cesser d’ailleurs d’être elle-même, elle s’est élargie, presque dépouillée, jusqu’à paraître absorber l’univers ou s’abîmer en lui ; et dans son épopée lyrique, l’inspiration des Vaines Tendresses s’est mariée sans effort à celle de la Légende des Siècles.

Il suit de là que si l’on veut connaître à fond Chateaubriand, — intus et in cute, comme disait Sainte-Beuve, — ce sont les Mémoires surtout qu’il faut lire : car c’est le seul de tous ses livres où il se soit mis tout entier, c’est le seul où il ait déployé librement tous les aspects de son génie et toutes les contradictions de son cœur. Toute son œuvre aboutit à ce livre ; et, sans ce livre, son œuvre demeurerait incomplète et en partie inexpliquée. Il le sentait bien : de là sa tendresse toute paternelle pour ce « pauvre orphelin destiné à rester après lui sur la terre ; » de là le soin qu’il mit à l’écrire, les retouches incessantes qu’il lui fit subir, la curiosité inquiète avec laquelle il essayait d’en prévoir et d’en préparer la fortune. Dans les derniers mois de sa vie, comme pour donner une fête suprême à son imagination, en présence de cinq ou six amis, il s’était fait faire une lecture intégrale des Mémoires[1]. Et l’on peut sans doute sourire de ces préoccupations d’artiste accompagnant le poète jusqu’au seuil même de la mort. Mais elles ont bien aussi leur signification et leur éloquence. Car ce livre, c’était bien plus qu’un livre pour lui : c’était toute une partie de lui-même, la plus chère, la plus intime ; et que dis-je ? une partie : c’était lui-même, c’était son « moi » qu’il avait projeté dans ces pages ; les mystères de son cœur, de son « inexplicable cœur, » il les y avait sinon dévoilés, du moins indiqués au regard clairvoyant ; les dons incomparables de son génie, il les y avait répandus sans compter. Et, au rythme souverain de ses phrases, ce n’était pas seulement sa vie, telle qu’il l’avait faite et telle qu’il l’avait rêvée, qu’il voyait se dérouler sous ses yeux : c’était son âme même qui, avant de « se réunir au faisceau des lyres brisées, » lui donnait son dernier concert.

Ce n’est donc pas en vain que, durant plus de trente années, patiemment, amoureusement, Chateaubriand avait retouché et fixé l’image qu’il voulait laisser de lui à ses contemporains et à la postérité. L’image est flattée sans doute : moins pourtant qu’on ne l’a dit ; et il serait facile, avec un peu d’art, d’extraire des

  1. Louis de Loménie, qui était présent à ces « adieux de Fontainebleau, » en a parlé ici même. Voir la Revue des 15 juillet et 1er septembre 1848.