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Page:Revue des Deux Mondes - 1899 - tome 155.djvu/186

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jouait une grosse partie, s’épouvantait à la pensée des suites que risquait d’entraîner pour lui l’amitié trop zélée de Charles Reynaud. Voici ce qu’il écrivait à son cher Timon, deux mois avant la représentation de la tragédie :


24 février 1843.

Théophile Gautier a écrit au directeur de l’Odéon pour lui assurer qu’il n’avait aucune malveillance contre le « Dieu Ponsard ; » qu’il croyait même que ses innocentes plaisanteries étaient une excellente réclame. Je ne suis pas de son avis. Mais enfin Hugo a en cent fois pis à chacune de ses pièces. Lireux va me faire souper dimanche avec Gautier, qui a manifesté grande envie de me voir...

J’ai à des tous les Girardin, à cause de Judith et de la Duchesse de Châteauroux. On a sacrifié définitivement cette dernière, qu’on ne jouera qu’après Lucrèce. Attends-toi à bien d’autres choses plus mordantes contre moi ! Mais ne t’alarme pas, ce n’est pas à beaucoup près aussi effrayant que tu le crois. Seulement il est évident que, désormais, je ne peux pas avoir un quasi-succès : ce sera ou un triomphe ou une chute. La première représentation est avidement attendue. Il y a au moins cinq cents personnes qui savent quelques-uns de mes vers par cœur. C’est à la mode, tant pis ! Bocage enrage: un inconnu lui a débité, dans une soirée, trois cents vers de Lucrèce ; heureusement il tient trop à son rôle pour s’abandonner à sa vexation.


J’ignore quelles peuvent avoir été les « plaisanteries » de Théophile Gautier, dont mon père fait mention dans cette lettre. Mais certainement l’hostilité contre Lucrèce venait surtout du camp romantique. Les amis de Victor Hugo, justement irrités de l’échec des Burgraves, avaient imaginé d’en rendre responsable une tragédie qu’ils ne connaissaient pas, et qui n’avait d’autre tort que de se produire au même moment. C’étaient eux qui, avant la représentation, s’amusaient à parodier Lucrèce, ridiculisant un peu au hasard le sujet, les noms des personnages, quelques lambeaux de vers entendus çà et là. Et mon père, qui se rendait compte de cette hostilité, la déplorait d’autant plus qu’il se sentait plus innocent de la coïncidence d’où elle était née. La lecture même de Bocage, les éloges de Lamartine, la sympathie de Sainte-Beuve ne suffisaient pas à le rassurer.

Encore ces inquiétudes n’étaient-elles rien en comparaison de celles de ses parens, qui, de jour en jour, regrettaient davantage de l’avoir laissé partir. On pourra juger de leurs alarmes par la curieuse lettre que voici, écrite à Hercule Ponsard par son compatriote