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Page:Revue des Deux Mondes - 1899 - tome 155.djvu/222

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économique, les mêla plus intimement au mouvement agricole et commercial de l’univers ; et l’on s’explique que l’homme des Pouilles, transporté brusquement en présence d’horizons qu’il ne soupçonnait point, se soit senti désorienté et comme dépaysé. Il assista, spectateur souvent passif, travailleur toujours actif, aux phénomènes qui depuis un quart de siècle, très lentement dans la partie méridionale, brusquement dans la partie septentrionale, ont modifié l’aspect et l’existence de toute la région. Dès l’abord, les Pouilles eurent bonne contenance : leurs blés, leurs huiles, leurs vins les faisaient connaître et respecter. Et puis elles ont essuyé le malheur, sans nulle faute de leur part ; elles ont subi la répercussion de la politique où le pouvoir central engageait l’Italie. Cela leur parut, tout de suite, d’une étrange âpreté ; elles regrettèrent le travail dépensé, créateur de ruines ; elles regrettèrent l’argent dépensé, victime de ces ruines ; elles se laissèrent choir dans le marasme, dans le désespoir. La fatigue des aïeux était moins décevante, et leur pauvreté moins à jeun : l’homme des Pouilles, après s’être laissé entraîner, presque malgré lui, dans le tourbillon d’une civilisation importée, retomba sur lui-même ; et ce fut une chute dont il est encore courbaturé.

En devenant membres d’un grand État qui prétend, sur le damier de l’Europe, n’être plus un pion mais un joueur, les Pouilles, ces sauvageonnes d’hier, firent, à proprement parler, leur entrée dans le monde ; c’est un événement toujours flatteur. Mais le lendemain fut cruel ; et le peuple des Pouilles, si discret qu’il fût par tempérament et par contrainte, souhaitait qu’un jour vînt où, sur le damier de la politique italienne, dans le conflit d’intérêts entre les diverses provinces, il serait quelque chose de plus, lui aussi, qu’un pion négligé, et remplirait en Italie, tout comme l’Italie en Europe, le rôle d’un joueur. Le rétablissement des relations commerciales entre la France et l’Italie, dont M. Billot s’est fait ici même l’historien après en avoir été le premier ouvrier[1], apparaît sans doute aux Italiens du Sud-Est comme la réalisation tardive de leurs longs espoirs, et comme la sanction de leur droit à la vie.


GEORGES GOYAU.

  1. Voir la Revue du 1er janvier 1899.