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Page:Revue des Deux Mondes - 1899 - tome 155.djvu/248

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d’accord les principes et la pratique. La polémique engagée à ce sujet au dernier congrès de Stuttgart s’est continuée dans la presse et les revues, à l’occasion des articles de M. Bernstein, et d’un livre[1] du même auteur, peut-être la publication la plus importante depuis le Capital de Karl Marx. M. Bernstein prétend établir l’impuissance, la caducité de l’esprit révolutionnaire ; il veut prouver que le socialisme entre dans la phase d’adaptation à la société actuelle, et d’exploitation. Examiner les opinions de M. Bernstein, c’est parcourir le cercle d’idées, de tendances contradictoires où se meut le socialisme contemporain, assister à l’agonie de la plus importante doctrine du siècle, celle de Karl Marx, dominante pendant les trente dernières années en Allemagne, et dont les vues fondamentales ont été adoptées, avec plus ou moins de rigueur, par les partis socialistes dans tous les pays.


I

Le marxisme a pour caractère essentiel d’opposer le socialisme scientifique au socialisme utopique : avant de construire des théories, Marx prétend observer des faits. Il introduit, avec Hegel et Darwin, la loi d’évolution dans les sciences sociales, et il en tire une conception matérialiste de l’histoire. Ce qui détermine cette loi d’évolution, ce sont les premiers besoins, car l’intérêt suprême, primordial, c’est la vie matérielle. Les rapports économiques des peuples, fondés sur la satisfaction de ces besoins, mesurent la force impulsive du devenir historique. Comme Darwin l’a démontré pour les espèces animales, Marx aperçoit avant tout, dans les sociétés humaines, la lutte acharnée pour se disputer des parts de nourriture, lutte tantôt sourde et sournoise, tantôt éclatante, presque toujours méchante, cruelle, impitoyable. Avec Hegel, avec Kant, il assigne un rôle considérable à la méchanceté, à la malveillance, dans l’œuvre du progrès social, n’est bien loin de fonder le socialisme sur un idéal de justice : les déesses de la Justice et de l’Egalité font triste figure dans la vie des individus et des peuples. Il se place aux antipodes de Rousseau et de sa thèse sur la bonté native de l’homme.

  1. Die Vorausselzungen des Sozialismus und die Aufgaben der Sozialdemokratie. (Les Hypothèses du Socialisme et les tâches de la Démocratie socialiste.) Stuttgart, 1899, Dietz.