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Page:Revue des Deux Mondes - 1899 - tome 155.djvu/457

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d’Alexandre, Athènes, soumise à la domination macédonienne, n’est plus qu’une ville déchue où se vérifie la loi d’après laquelle l’influence littéraire ne survit pas à la ruine de la puissance militaire et de l’importance politique. On la visite encore, parce qu’elle a de plus beaux souvenirs qu’aucune autre, et parce que l’esprit y est plus aiguisé qu’ailleurs. Mais le mouvement l’a désertée ; il s’est transporté dans les cités nouvelles, à Alexandrie, à Antioche, à Pergame. C’est dans ces patries étrangères que va essayer de refleurir l’hellénisme déraciné et transplanté. Ici, plus de tradition, plus de souvenirs ni d’intérêts communs. Le peuple est une foule bariolée, cosmopolite, uniquement attachée à des préoccupations matérielles. Il ne comprend même pas la langue que parlent les écrivains et qui n’est pas la sienne. La séparation est aussi complète que possible : séparation de gens qui se coudoient dans les rues d’une même ville et qui s’ignorent. A qui donc s’adressera désormais l’écrivain obligé de laisser en dehors de son action la grande majorité du public ? Force lui est bien de se tourner vers le petit groupe de ceux qui s’intéressent encore à la littérature. Ce public restreint se compose de deux sortes de lecteurs : d’abord la cour, grecque d’éducation, cultivée, mais qui goûte surtout les formes littéraires brillantes ou mondaines, ensuite les lettrés de profession, qui vivent à l’ombre des bibliothèques et des écoles, passant leur temps à lire, écrire, disputer ; nous dirions aujourd’hui les gens du monde et les gens de métier. L’écrivain se console d’avoir si peu de lecteurs, en songeant que ce sont des lecteurs de choix, et il se flatte que leur qualité est une ample compensation à leur petit nombre. Il est fier de s’adresser à une élite. Or voilà justement la source de sa faiblesse ; voilà le mal initial d’où va découler pour lui une série de fâcheuses conséquences.

La première est que, chez l’écrivain, l’homme lui-même vaut moins. M. A. Croiset le remarque et expose avec force la leçon qui se dégage de ce fait. « Ce n’est pas à dire que chaque homme soit moins intelligent, moins laborieux, moins savant que ses prédécesseurs : mais, au milieu de ses livres, dans son école ou dans son cénacle, dans les plaisirs de la cour, il vit en somme d’une vie moins complète et moins noble que dans les vieilles cités grecques. L’air qu’il respire est moins fortifiant. L’individu s’isole et s’amoindrit ; sa vie particulière, détachée du sol où elle s’attachait autrefois, ballottée dans l’immensité de l’espace et du temps, va à la dérive ; ou bien elle se replie sur elle-même et s’absorbe dans un égoïsme plus ou moins intelligent, mais qui atrophie ses plus hautes facultés. L’homme n’éprouve plus guère, en