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Le jour vint où le découragement gagna les plus dévots et les plus braves. Depuis cent cinquante ans, l’Europe s’épuisait en vains efforts pour « délivrer Dieu : » Dieu semblait ne pas vouloir être délivré. Austorc d’Aurillac lui reproche crûment d’avoir livré Louis IX et son armée aux Infidèles[1]. Quinze ans après, quand les Turcs s’emparèrent des principales villes de la Palestine, on ne douta plus que le ciel lui-même n’abandonnât la partie et ne condamnât les chrétiens : « Bientôt le moûtier de sainte Marie sera changé en Mahomerie ; mais, puisqu’il plaît ainsi à son Fils, qui devrait en souffrir, cela doit bien nous plaire aussi. Il est bien fou, celui qui lutte avec les Turcs, puisque Jésus-Christ lui-même ne leur dispute plus rien[2]. » Ce qu’il y a de caractéristique, c’est que c’est un templier qui parle ainsi : la milice même consacrée à la défense des lieux saints mettait bas les armes. Dans toute la chrétienté, c’était le même découragement : ce sont des idées analogues qui remplissent le célèbre Débat de Rutebœuf entre le Croisé et le Décroisé. Depuis longtemps, les croisades n’étaient plus, pour les princes et les grands, que de brillantes « emprises » chevaleresques ou d’aventureuses spéculations ; mais elles ne pouvaient se perpétuer que par la foi des simples soigneusement entretenue et périodiquement réchauffée : le jour où cette foi se perdit, l’ère des grandes expéditions religieuses était close.


II

Les idées, les sentimens, les images mêmes que déroulent devant nous les chansons de croisade n’étaient point particulières aux troubadours : nous les retrouverions avec de très légères différences si nous parcourions les serventois des trouvères, et les kreuzlieder des Minnesinger. Rien de plus original au contraire, rien de plus particulier à une époque et à un pays que les œuvres de Bertran de Born, qui forment le groupe de pièces historiques le plus ancien et le plus compact que la littérature provençale nous ait laissé. Ces vingt-cinq ou trente sirventés, tous écrits entre 1181 et 1194, ne se rapportent pas ordinairement à des événemens d’une très grande importance ; mais il n’est peut-être aucun document historique qui nous permette de

  1. Ai Dieus, per que as facha (dans Mann, Gedichte, n° 9).
  2. Un templier : pièce citée plus haut.