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Page:Revue des Deux Mondes - 1899 - tome 155.djvu/660

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à tour de rôle, se font de nouveau accommoder le visage. Ils me supplient de leur laisser cet objet, en souvenir de mon passage parmi eux, et c’est alors que j’ai lieu de regretter de n’avoir pas emporté, comme le faisaient les navigateurs d’autrefois, une pacotille de ciseaux, de petits miroirs, et autres menus outils prisés jadis par les sauvages classiques dont j’avais toujours cru la race disparue depuis l’époque déjà lointaine de Fenimore Cooper et du capitaine Cook. Contre cette paire de ciseaux, que je leur refusai durement d’ailleurs, n’en possédant pas d’autre, ils m’offrirent tout ce qu’ils possédaient de plus précieux, et je vis qu’en échange d’un petit nombre d’objets de ce genre il m’eût été facile de devenir acquéreur de tout ce qu’il y avait dans le village, à commencer par leurs femmes. Je signale le fait à ceux qui viendront après moi.

Enfin, à neuf heures et demie, je prends avec regret congé de mes hôtes, non sans leur avoir promis de ne pas oublier, si je revenais un jour parmi eux, de leur rapporter quelques échantillons de l’industrie de mon pays. La pauvreté de mon matériel de campagne, amoindri par les nécessités de la traversée des montagnes, m’empêche de reconnaître comme je le voudrais, par des dons immédiats, la bonne volonté de ces pauvres diables. J’en suis réduit à leur distribuer quelques pièces de monnaie, dont ils ne connaissent que vaguement l’usage et pas du tout la valeur. Ils auraient préféré des bibelots de fabrication européenne. J’y ajoute, faute d’autre denrée, un argument littéraire. Je rappelle au chef, en m’excusant de ma pénurie, que, suivant un proverbe de son pays, « à l’ami, comme payement du service rendu, suffit une feuille d’arbre. » Les proverbes kirghiz, que j’ai eu l’occasion d’étudier à Tachkent, ont décidément leur utilité. J’en apprécie tous les jours de plus en plus le sens vraiment pratique, en même temps que profond.

Tandis que nous sommes sur le chapitre des proverbes kirghiz et que nous avons été conduits à parler incidemment des femmes indigènes, je citerai un des épisodes de ma conversation de ce matin-là.

Je remarque à Nagra-Tchaldi, et j’ai déjà remarqué dans les autres campemens de nomades, que la plupart des Kirghiz, bien que musulmans et pratiquant officiellement la polygamie, n’ont en général qu’une seule femme. Ils en changent assez souvent et avec facilité, et ils en semblent peu jaloux, mais ils n’en ont