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Page:Revue des Deux Mondes - 1899 - tome 155.djvu/943

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l’ardente passion qui débordait de son cœur ; avec joie elle eût sacrifié sa vie pour la protéger ; et ni la brutalité de son père, ni l’indifférence de ses frères, rien ne paraît lui avoir été aussi cruel, durant ses sombres années d’enfance et de jeunesse, que la froideur et l’injustice témoignées à son égard par cette mère, qu’elle adorait. Mais Mrs Wollstonecraft, tout en considérant sa fille comme un soutien précieux, ne pouvait lui pardonner de n’être pas un garçon. Elle n’aimait que ses fils, et surtout l’aîné de ses fils, un être égoïste et méchant qui, sitôt sorti de la maison paternelle, devait s’empresser de rompre tout lien avec sa famille. « Jamais je n’ai eu de père, ni de frère, » écrivait plus tard Mary Wollstonecraft : et elle disait que, de tous les malheurs qui peuvent accabler une femme, le plus affreux était de « n’avoir pas connu l’affection d’une mère. »

Ainsi elle grandit, triste et seule, sans personne qui voulût accueillir ses tendres élans. Mûrie de bonne heure par la souffrance, elle dirigeait le ménage, s’occupait d’élever ses petites sœurs ; mais sa principale consolation était la lecture. Elle lisait au hasard tous les livres qui lui tombaient sous la main, se nourrissant, pêle-mêle, de romans, de mémoires scientifiques et de dissertations religieuses. Un jour, elle lut une traduction de l’Emile de Rousseau : elle en fut si remuée qu’elle ne quitta point le livre avant de l’avoir appris par cœur tout entier ; et Rousseau devint, depuis lors, son auteur favori, l’inspirateur de tous ses sentimens et de toutes ses pensées. C’est lui, sans doute, qui lui donna, dès l’âge de dix-huit ans, le goût de l’indépendance et la décida à se mettre en quête d’un emploi pouvant lui permettre de gagner sa vie.

Les emplois de ce genre étaient malheureusement assez difficiles à trouver, pour une jeune fille qui, en dehors de ses parens et de quelques pasteurs, ne connaissait personne au monde, et dont l’instruction, malgré d’innombrables lectures, restait jusqu’alors des plus incomplètes. Mary finit par accepter une place de lectrice auprès d’une vieille dame. Deux ans elle occupa cette place, où aucune autre jeune fille, avant elle, n’avait pu se maintenir plus de quelques semaines : elle l’aurait occupée plus longtemps encore si sa mère, mourante, ne l’avait rappelée, et ne l’avait suppliée de la remplacer dans les soins du ménage. Et Mary vit mourir sa mère ; elle vit son père, veuf depuis six mois à peine, reprendre une autre femme, et signifier à ses enfans qu’il n’était plus en état de s’occuper d’eux.

Elle se réfugia alors auprès d’une amie, Fanny Blood, jeune fille intelligente et instruite, qui, pour faire vivre sa mère, avait dû