Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 160.djvu/115

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

se laisser déchirer ; mais à la condition de jouir qu’on le déchire. Il se laisse épuiser, il ne veut point tarir ses sources lui-même. Cette sécheresse lui fait horreur. Le parti pris de Tolstoï n’est pas moins beau que celui de Pascal : mais il n’est pas si rare. Tolstoï ne connaît point un abîme si profond, et il ne revient pas de si loin en dépit de la différence des temps. Son néant n’est qu’un des cercles de la spirale, où l’infini néant de Pascal se décrit ; et Pascal n’eût jamais comblé le sien de ce qui le comble. Le dieu de Tolstoï n’est, après tout, qu’un être de raison, et que le cœur suscite à la raison.

« On force la raison ; on la courbe au service du cœur ; c’est que le cœur lui-même se plie volontiers à servir ; il fait souvent plus de la moitié du chemin. Pascal, ici, douterait encore, comme disent ces âmes faibles. Encore un coup, Pascal ne doute jamais : il nie.

« Le doute n’est pas tenable pour une volonté grande. Le doute n’est une preuve de force que dans l’esprit, et la faiblesse consommée du caractère. L’homme puissant en vérité préfère se tromper contre le doute, à douter en ne se trompant pas. Il ne joue pas avec la raison : il la rend souveraine, ou il l’accable. Il fait la bête à dessein, par dégoût de faire l’homme ; et il y peut mettre un comble d’orgueil et de force. Il se venge sur l’esprit des maux soufferts par la volonté. »

Déjà le jour baissait, et se retirait de la chapelle ; je voulus voir une fois encore cette figure mystérieuse qui respire un sentiment si profond de satiété, de paix sereine, et de dédain. Le plâtre, qui l’a faite si blême, communique à cette figure un caractère éternel. Sur tout l’ennui de la vie, un séduisant repos semble répandu, celui que rien, jamais plus, ne trouble, parce que rien dans l’homme ne s’y prête plus. C’est d’un reflet pareil que la mer brille languissamment, quand le dernier cercle de l’eau se ferme sur un navire englouti. Personne, selon mon goût, n’a vu ce masque. Non plus qu’un aspect profond du ciel ou de la mer, il n’est facile de le décrire. Il retient pour l’éternité le souffle passager d’une âme supérieure. Il montre, arrêté dans la mort, tout l’ennui de la vie : de cette tristesse indicible, la mort a fait, ici, une passion. Les traits de Pascal ont dû être en perpétuel mouvement : la force de cet esprit et sa volonté dédaigneuse, toujours agissantes et toujours inquiètes pendant la vie, ne sont fixées que là. Dans la mer de ce cœur passionné, la mort enfin a jeté l’ancre.