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Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 160.djvu/282

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mode de la capitale, avaient-ils imaginé d’exiger aussi de leurs protégés la visite du matin. « J’aime le repos, je ne puis me passer du sommeil, disait Martial ; j’ai quitté Rome parce qu’on ne les y trouvait pas. Si l’on ne dort pas mieux à Bilbilis, je retourne à Rome. » Il était donc forcé de reconnaître, à son grand regret, qu’il n’avait pas beaucoup gagné à la quitter ; il ne tarda pas à voir qu’il y avait beaucoup perdu. Après les premiers temps qu’il avait passés à ne rien faire, il voulut se remettre à l’ouvrage. Ses amis lui demandaient des épigrammes nouvelles. Quand il se décida à les satisfaire, il s’aperçut qu’il n’avait plus la même ardeur au travail, ni la même facilité, et que l’inspiration lui manquait. Il était difficile qu’il en fût autrement. Ses épigrammes, nous l’avons vu, ne sont que le reflet de la vie romaine. À Rome, les sujets de ses petits poèmes se levaient, pour ainsi dire, à chaque pas devant lui, sans qu’il prît la peine de les chercher ; hors de Rome, il n’avait plus rien à dire. On voit bien, quand on lit la préface de son douzième livre, qu’il en avait conscience. « S’il y a quelque chose d’agréable dans mes ouvrages, disait-il à son ami Terentius Priscus, c’est le lecteur qui me l’a dicté[1]. Ici je ne trouve plus ce qui fournissait ailleurs une matière piquante à mes vers, ces bibliothèques, ces théâtres, ces réunions dans lesquelles on prend tant de plaisir qu’on ne s’aperçoit pas de l’utilité qu’on en tire ; tous ces précieux avantages, dont j’ai eu le tort de me dégoûter quand j’en pouvais jouir, je ne puis plus m’en passer depuis que je les ai perdus. »

À ces regrets de la grande ville se joignirent bientôt quelques-uns des ennuis qu’on rencontre dans les petites. Il avait pensé que la réputation qu’il s’était acquise le ferait bien accueillir dans son pays et qu’il serait pour Bilbilis ce que Catulle était pour Vérone ; mais, s’il y avait beaucoup de ses compatriotes qui étaient fiers de sa gloire, beaucoup en étaient jaloux. À peine était-il arrivé qu’il connut les petitesses de l’esprit provincial, les bavardages ridicules, les obscures rivalités, les basses envies, dont il dit « qu’elles font lever le cœur aux gens raisonnables. » Il dut souffrir beaucoup de ces tracasseries auxquelles il ne s’attendait pas. Aussi quand, vers cette époque, il envoie à Rome son douzième livre, qui devait être le dernier[2], avec une pièce de vers,

  1. On reconnaît le mot de La Bruyère : « Je rends au public ce qu’il m’a donné. »
  2. Les livres XIII et XIV, qui, dans les éditions de Martial, terminent son œuvre, avaient été écrits et furent publiés bien longtemps auparavant.