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Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 160.djvu/363

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récente capture faite la veille au soir, et qu’il avait bien voulu me réserver. C’était, au fond d’un large puits de six mètres de profondeur, un magnifique tigre de la plus grande taille, qui, chose extraordinaire sur le haut Mékong, avait, la semaine précédente, enlevé un jeune milicien, de garde au petit poste de la résidence. Effaré de son exploit, il avait traversé le feu avec sa proie, et, s’étant brûlé, il l’avait lâchée. Sans grandes blessures apparentes, l’infortuné milicien n’en était pas moins mort dans les trois jours. Un petit cochonnet avait été placé comme appât dans cette fosse recouverte de branchages. Le tigre, pris au piège, s’était trouvé si penaud de sa chute, qu’après quelques bonds verticaux effrayans, il n’avait pas même pensé à manger le cochonnet. Il l’avait pris pour oreiller ; et le lendemain, le pauvre petit animal était retiré intact. Aux cris que poussait à notre approche, le lendemain soir, le grand fauve, je pensai qu’il regrettait son cochonnet.

Les tigres du haut Laos ne sont pas toujours aussi hardis, si j’en crois les piroguiers du Mékong. Chaque soir, un méchant bambou piqué dans le sable retenait ma pirogue balancée au bruit du rapide d’amont ou d’aval. Tous mes hommes et mon cuisinier s’installaient sur le sable à cinq ou six mètres de la forêt, abrités seulement par quelques roufs, toits de pirogue, et par des feuilles de bananier. ils ne font de feu que pour cuire le riz, et n’entretiennent aucun foyer pendant la nuit ; ils laissent entre eux et l’eau, dit-on, la place du tigre ; et, le matin, quelquefois on peut voir les traces du fauve sur le sable, ce qui n’émeut pas les Laotiens. Il n’y a pas d’exemple que piroguier ait été mangé.


A Pak-Ta, à l’embouchure du Ta, comme son nom l’indique, je devais échanger mes deux pirogues pour un radeau : une jolie maison flottante, toute en bambou, composée de deux ou trois pièces. Mais le fleuve était si mauvais, quelques passes si resserrées aux basses eaux, que le passage ne pouvait être tenté qu’avec les étroites et longues pirogues, si bien ceinturées de bambous pour amortir les chocs. Les pirogues du Mékong sont creusées, à la petite hache laotienne, dans un tronc d’arbre mal dégrossi. On les chauffe pour les distendre, et on maintient l’écartement à l’aide de bâtons.

Dès que le soleil cesse de darder ses rayons, je m’empresse