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Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 160.djvu/644

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savoir quels sont ces « problèmes » qui, comme il le dit quelque part, l’ont inquiété si longtemps, mais son inquiétude ne semble pas l’avoir bien profondément tourmenté, ni bien cruellement[1]. On ne trouve pas, dans la vie de Rabelais, ni dans son œuvre, de trace d’angoisse, d’hésitation ou de doute. C’est au surplus une question sur laquelle nous aurons occasion de revenir, comme aussi sur la qualité de son érudition. Elle est prodigieuse, mais est-elle toujours bien solide ? est-elle toujours de « première main ? » et, dans le cours de son existence errante, où aurait-il trouvé le loisir et le temps de s’en « assimiler » la substance[2] ?

Mais ce ne sont là que des questions ou des conjectures. Sur un autre point, sa vie nous renseignera mieux, et, par exemple, sur ce qu’il faut penser du caractère de sa satire. Notons d’abord, à ce propos, que cette satire n’étant nulle part plus vive que

  1. « Statueram enim primum quidem viros doctos, qui in iis locis (à Rome) jactationem haberent, per quæ nobis via esset, convenire, conferreque cum eis familiariter et audire de ambiguis aliquot problematis quæ me anxium jamdiu habebant. » Topographia Marliani, dédicace à Jean du Bellay.
  2. On entend bien qu’il ne s’agit pas ici de contester à Rabelais l’étendue ni la variété de son érudition, et, on le répète, elle est énorme. Mais on veut dire qu’il en fait évidemment parade, avec l’intention de nous éblouir ; qu’elle n’est pas toujours de première main ; et qu’il en déguise volontiers les sources, dans le dessein de la surfaire. En voici deux exemples :
    Dans le prologue de son Gargantua, il parle des Silènes. « Silènes étaient petites boîtes, telles que nous voyons de présent es boutiques des apothicaires,... » et il nous renvoie au Banquet de Platon. Je ne doute pas qu’il ait lu le Banquet de Platon. Mais si ce qu’il dit des Silènes est emprunté textuellement, ou même traduit, d’Érasme en ses Adages, (Cf. dans les Adages, l’article Sileni Alcibiadis) on aimerait, pour lui, qu’il eût nommé Érasme.
    Un peu plus loin, au chapitre III du même livre, il discute plaisamment la légitimité de l’enfant né de femme légitime, mais après la mort du mari ; et il allègue à l’appui de son dire :
    « Hippocrates, lib. de Alimento ;
    Pline, lib. VIl, cap. 5 ;
    Plaute, in Cislellaria ;
    Marins Varro, en la satire inscrite le Testament, alléguant l’autorité d’Aristote à ce propos ;
    Censorinus, Liber de Die Natali ;
    Aristoteles, liv. VII, cap. 3 et 4 De Natura animalium ;
    Gellius, liv. III, cap. 16 ; Servius, in Eclog. exposant ce mètre de Virgile : Matri longa decem ;
    Et mille autres fols. »
    Voilà sans doute un bel étalage. Mais quoi ! de tous ces auteurs il n’en a peut-être lu qu’un seul, c’est Aulu-Gelle, dans un seul passage de qui toutes ces références se trouvent ramassées ; et ce qu’on est alors tenté d’admirer, c’est toujours son érudition, mais c’est aussi l’art avec lequel, en mêlant Aulu-Gelle dans la foule de ses auteurs, il excelle à masquer son emprunt. (Cf. Aulu-Gelle, Noct, Att., lib. III. cap, 16.)