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Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 160.djvu/655

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assez claires de la force physique, de la capacité du manger et du boire, de la santé, de l’équilibre et de la solidité du tempérament, le sont donc aussi des « énergies de la nature, » et représentent par là même ce qu’il y a de plus poétique et de plus philosophique à la fois dans l’œuvre de Rabelais ?

Nous touchons peut-être ici ce que l’on pourrait nommer le fond de Rabelais, et il semble que nous atteignions en effet le principe de son enthousiasme. Si le paganisme, avec ses grandeurs et ses séductions, mais avec ses vices aussi et ses hontes, n’est autre chose que la divinisation des énergies de la nature, il n’y a guère eu de païen plus accompli que Rabelais ; et ce n’est pas seulement la Renaissance, mais l’antiquité, qui n’a rien produit de plus « naturaliste » que le poème de ce moine et de ce médecin. D’autres que lui ont aimé la nature. On peut, on doit dire de Rabelais qu’il en est littéralement « ivre ; » et, pour la célébrer, son lyrisme n’a pas assez d’effusions, ni d’assez éloquentes, ni d’assez abondantes, ni d’assez débordantes. Il s’égare, il se perd, il se noie quand il entre en contemplation de nature. Infiniment féconde et infiniment bonne, infiniment complaisante aux instincts qu’elle-même a mis en nous, c’est Nature, qui, de son ample sein, comme d’une source intarissable, verse à flots pressés, dans toutes ses créatures, et y renouvelle incessamment le désir et la joie, l’orgueil et la volupté de vivre. Nature est tout en nous, et nous ne sommes rien qu’en elle. Tout vient d’elle, et tout y retourne ! Et c’est pourquoi, jusque dans ses manifestations les plus humbles ou dans ses opérations les plus basses, il y a vraiment quelque chose de divin. Rappelons-nous seulement le chapitre où Panurge nous la montre, « se délectant elle-même en ses œuvres et productions, » nous « baillant matière et métal convenables pour être en sang transmués ; » et le sang, « ce ruisseau d’or » baignant, abreuvant, restaurant, fortifiant, réjouissant et revivifiant l’un après l’autre tous les membres. Mais cet autre passage, de quel nom le nommerons-nous, ode, hymne ou dithyrambe ?


« Pour le servir (Messer Gaster), tout le monde est empêché, tout le monde labeure. Aussi, pour récompense, il fait ce bien au monde qu’il lui invente toutes arts, toutes machines, tous engins et subtilités. Même es animans brutaux il apprend arts déniées de nature. Les corbeaux, les gays, les papegays, les estourneaux, il les rend poètes : les pies il fait poétrides, et leur apprend langage humain proférer, parler, chanter. Et tout pour la trippe.