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Page:Revue des Deux Mondes - 1901 - tome 1.djvu/33

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LE FANTÔME.

qu’Éveline venait de dire sur ce charme d’enlacement, sur cet art d’aimer et de se faire aimer, ressemblait trop à mon souvenir. Moi aussi, tandis qu’elle me parlait, je m’étais rappelé un dernier baiser, sur le seuil d’une autre porte, quelques jours avant la catastrophe. Et le contraste de nos deux visions m’avait fait sentir, avec une terrassant évidence, l’impossibilité absolue de dire la vérité, ma vérité, à Éveline… Cette impossibilité, je me la suis de nouveau démontrée cette nuit, en repassant par la pensée toute cette scène. — Non, je ne pourrai jamais mêler, sans crime, à la pure image qu’elle retient de sa douce morte, l’autre image, celle de l’amoureuse de mes rendez-vous. Ce serait un crime contre Antoinette, qui a voulu, avec un parti pris si mérité, ce divorce entre la mère et l’amante, précisément pour qu’aucune ombre ne ternît jamais sa mémoire dans les regrets de sa fille. Ce serait un crime envers celle-ci, à qui je n’ai pas le droit d’enlever cela, cette chapelle intime où se retirer pour y revoir sa mère, — et, de même que notre promenade dans le jardin Boboli s’est achevée sans que l’explication ait eu lieu, sans que j’aie dit mon secret, notre vie en commun continuera, coûte que coûte, sans que je le dise. Mais, par instans, qu’il me pèse, et qu’il m’a pesé, cette nuit, dans cette première partie de ma veillée solitaire, au bruit du vent de plus en plus déchaîné ! J’avais peur qu’il n’arrachât Éveline aussi à son repos… Je crus l’entendre qui remuait, et j’allai doucement sans lumière jusque dans l’autre chambre, auprès de son lit. Elle dormait toujours.

Elle dormait, et, même dans ce sommeil, elle m’aimait encore, car, m’étant assis une minute à son chevet, ma main rencontra la sienne, et, sans qu’elle eût repris connaissance, comme devinant à travers ce sommeil que c’était moi, ses doigts serrèrent doucement mes doigts. Ce geste si tendre et si confiant me fit me souvenir d’un autre discours qu’elle m’a tenu, pas plus tard qu’avant-hier au soir. — Nous étions à nous promener en voiture, sur la route du Pausilippe. C’était de nouveau une heure exquise : la lune se levait dans un ciel d’un bleu très sombre et très doux, un bleu de velours, et les belles lignes du golfe se fondaient, s’estompaient dans cette clarté élyséenne. La ville, derrière nous, s’étalait sur le rivage, sonore et illuminée, et, là-bas, sur les pentes du volcan, un peu de lave rouge s’épandait par nappes. La mer frissonnante s’étalait, toute noire par