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Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 30.djvu/149

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dévouement, lui demanda pardon de son ingratitude. Ce langage, ce ton affectueux, dont il avait désappris la douceur, enhardirent sa timidité ; il tenta de l’interroger, de connaître enfin le secret d’une inexplicable conduite ; mais il était trop tard, elle n’avait plus la force « ni de parler ni de l’entendre[1] ; » ils ne purent que mêler leurs larmes. A l’approche de la nuit, elle eut un long évanouissement ; on la fit revenir avec quelques cordiaux ; elle ouvrit les yeux, se souleva : « Est-ce que je vis encore ? » fit-elle d’un air surpris. Depuis lors, elle ne parla plus. A deux heures après minuit, son souffle léger s’arrêta ; ce triste cœur, ce cœur ardent, cessa de battre et de souffrir.


Le lendemain 23 mai, les obsèques et l’inhumation eurent lieu dans l’église Saint-Sulpice. Son testament, daté de février, portait qu’elle voulait être « enterrée comme les pauvres, sans être exposée sous le porche. » Ce vœu fut respecté, et la cérémonie fut simple autant que brève. Le deuil était conduit par d’Alembert et Condorcet, qui passaient pour les deux amis les plus intimes de la défunte[2]. Guibert, confondu dans la foule, semblait accablé de douleur. Si sincère, si profonde que fût cette affliction, l’amant désespéré ne tua point le littérateur : la nuit même qui suivit[3], il prit sa plume et, d’un seul jet, il composa le long morceau, un peu diffus, ampoulé par endroits, d’ailleurs plein d’intérêt, de flamme et d’éloquence, qui fut publié par la suite sous le nom d’Éloge d’Eliza.

D’Alembert, par malheur pour lui, fut absorbé par d’autres soins. Exécuteur testamentaire, il avait pour premier devoir, d’après l’injonction de Julie, de classer ses papiers, de restituer certaines correspondances, et de brûler le reste. Au cours de cette triste besogne, il tomba sur le manuscrit où elle avait conté l’histoire de ses amours avec le marquis de Mora. Avant de le livrer au feu, il en parcourut quelques pages, et le rouleau s’échappa de ses mains… Ainsi Julie avait aimé Mora, aimé d’une tendresse sans égale, de toutes les forces de son être, avec tout son esprit comme avec toute son âme ! Et lui-même,

  1. Aux mânes de Mlle de Lespinasse, par d’Alembert, passim.
  2. Acte de décès de Mlle de Lespinasse, publié par M. Asse dans sa notice sur Mlle de Lespinasse et Mme du Deffand. Les frais de l’enterrement, y compris « l’ouverture de la tête » exigée dans le testament, se montèrent au total à 414 livres.
  3. Mélanges de Mme Necker.