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Page:Revue des Deux Mondes - 1911 - tome 1.djvu/74

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ignorait sa mission, mais la devina : « C’est Nélaton qui vous envoie ? L’Empereur a la pierre. »

Lorsqu’on songe que celui qui va se mouvoir difficilement, lentement, rarement, mais enfin qui va se mouvoir, ordonner, s’avancer, reculer au milieu d’un drame terrible, est par moment un véritable infirme, on est stupéfait de ce qu’il lui a fallu de puissance sur soi-même, de courage, de sentiment du devoir, pour se donner, même par instans, l’air d’être encore un homme, un général, un souverain. Jamais la force morale ne s’est déployée avec plus de grandeur.


IV

Le 28 juillet, à neuf heures, arrivèrent à Saint-Cloud les ministres, les hauts fonctionnaires et quelques amis. On introduisit les ministres dans la salle du Conseil. L’Empereur s’y trouvait : il portait le costume de général de division de petite tenue. Sans même s’asseoir, il nous lut une lettre du Pape qui proposait sa médiation, donna quelques signatures, me remit un mémoire de Magne sur le Conseil privé, que, sans me le prescrire, il m’engagea à convoquer, si les circonstances devenaient graves. Puis s’avançant vers chacun de nous, il lui tendit la main et l’embrassa en lui adressant quelques paroles. Il m’embrassa plus longuement que mes collègues et me dit d’un ton expressif de confiance qui me remua : « Je compte sur vous. » Ce sont les dernières paroles que j’aie entendues de sa bouche. Il alla ensuite rejoindre les autres personnages dans le salon et, accompagné par tous, à travers la salle à manger et les galeries, il se dirigea vers le jardin. Quoiqu’il s’efforçât de paraître dispos, son visage pâle portait des traces de souffrance où les superstitieux crurent lire le pressentiment des calamités prochaines. Le jeune prince, en sous-lieutenant de voltigeurs de la Garde, était souriant ; le prince Napoléon sombre et de mauvaise humeur ; les autres, graves, préoccupés, émus. On eût cru, comme l’a dit un serviteur, qu’il y avait un cercueil dans la maison. En quelques minutes, des voitures nous conduisirent à l’extrémité du parc où était arrivé le train impérial. L’Impératrice embrassa en sanglotant son mari et son fils ; au moment où la locomotive s’ébranla, elle cria au jeune prince : « Louis, fais bien ton devoir ! » L’Empereur salua encore